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Actualités - OPINION

Regard - Stelio Scamanga : peintures L'énergie du vide

En 1995, Stelio Scamanga ferme définitivement son bureau d’architecture et de conseil en art à Genève pour se consacrer exclusivement à la peinture, qu’il n’a pourtant jamais délaissée. Mais après avoir été notamment le promoteur de la transformation de l’aéroport de Jeddah en une sorte de musée anthologique des arts plastiques arabes contemporains, il a fini par comprendre que c’est la pratique de la peinture qui était pour lui primordiale, voire vitale, que, seule, elle lui procurait un véritable plaisir. Décision étrange dans un contexte culturel occidental dont il suit de près les mouvements de fond et de surface : il vient de monter à Ferney-Voltaire, où il réside, une exposition didactique très documentée sur la polémique qui a fait rage au cours des dernières années en France entre les tenants et les détracteurs de l’art contemporain, et il a remporté il y a peu le concours pour l’érection d’un monument évoquant les activités du Centre européen de recherches nucléaires (CERN) en s’inspirant des formes des tunnels d’accélération des particules de 7 et 9 kilomètres de diamètre du cyclotron situé non loin de son domicile. La place du mort Étrange décision parce que, pour le marché de l’art qui régente, à l’ère de la mondialisation, les activités créatrices comme autant de modes à obsolescence ultra-rapide, l’art et les artistes sont devenus «jetables» à l’instar des briquets, rasoirs et autres articles à valeur d’usage strictement limitée, la vie «utile» d’un artiste se rapetissant à une vitesse accélérée puisqu’il faut toujours produire de l’inouï et du jamais vu pour s’imposer quelques mois avant de disparaître, supplanté par un autre innovateur à la carrière aussi éphémère. Il faut donc savoir faire tous les métiers sauf la peinture (ou presque), puisqu’on a décrété sa mort devant la montée de ses substituts multimédia. Mais la chienne, en dépit du décret (qui, aux dernières nouvelles, pourrait être rapporté), tarde à succomber et fait même mine, de temps à autre, de reprendre du poil de la bête. Aux ventes aux enchères, les prix montent de nouveau en flèche et aux grandes expositions l’affluence est telle qu’on peut à peine s’arrêter quelques secondes devant chaque toile. Plus elle est morte, plus elle est vivante, ou plutôt c’est la peinture morte qui est vivante et la peinture qui est morte ou encore ce sont les peintres vivants qui sont morts et les peintres morts qui sont vivants. Étrange décision, donc, que de revendiquer la place du mort. Le bonheur de peindre Mais décision mûrie et réfléchie, décision de vie, issue d’une riche expérience : rien, pour Scamanga, ne remplace le bonheur de peindre : toute la valeur de la peinture réside, pour lui, dans le vécu, le senti de l’acte même de peindre, de passer de longues journées successives devant la même toile à manier la spatule, pétrissant, à la cire molle mélangée à la peinture à l’huile, couche de couleur après couche de couleur, raclant, grattant, par menues touches, pour ménager une texture éraillée, écorchée, un maillage si fin qu’en laissant transparaître les teintes des niveaux sous-jacents, il leur confère une sorte de granulation translucide, de poudroiement ultra-sensible : vibrations chaleureuses, vivaces, parfois presque phosphorescentes, frémissements d’énergie luminescente. La surface, criblée d’une myriade de points versicolores où les tons se conjuguent aux tons semble, dans son nuancement infini, miroiter sans luire, grâce à la cire qui résorbe tout ce que l’huile peut avoir de brillant. Elaborées dans la joie, ces œuvres aux grandes dimensions dont le chromatisme diaphane annonce la provenance et la nature, respirent et inspirent la paix, le calme, la sérénité. Ce sont, par excellence, des peintures à rayonnement positif qui invitent à une longue contemplation pour s’imbiber de leur aura bienfaisante, de leur pouvoir régénérateur. Ici, plus de conflits, plus d’angoisse, dans une démarche qui tend, sans vouloir à vrai dire l’atteindre tout à fait, vers un monochromatisme imprégné de lumière, frémissant comme un plan d’eau sous une brise légère. L’absence d’angoisse ne signifie nullement absence d’intériorité, au contraire : rien n’est plus méditatif et profond que cette aspiration à dépasser les préripéties, vicissitudes, contradictions, rencontres, séparations, accords, désaccords, mariages, divorces, perpétuelles agitations de l’âme qui cherche à s’évader de la contraction étouffante, de la pesanteur terre à terre du monde inférieur, au bas de la toile – aires compactes étroitement serrées les unes contre les autres avec des tonalités intenses et contrastées, évoquant si l’on veut des villes ou des champs – vers la légèreté d’être de l’univers en expansion libre du vide supérieur médian, grouillant d’une vie éthérée. Cette vie, c’est celle de la toile : depuis longtemps, Scamanga a fait sienne la devise de Bonnard : plutôt que peindre la vie, donner de la vie à la peinture. C’est pourquoi Scamanga évite toute abstraction narrative – «Un après-midi à la campagne», par exemple – à la manière de Chafic Abboud, de dix ans son aîné, dont l’événementiel et l’anecdotique sont le domaine d’élection, son ambition étant d’être un «conteur», même si, au bout du compte et du conte, l’histoire est escamotée par la peinture pure. Au rebours, Scamanga vise plutôt le structurel, bien que ce soit la mort accidentelle de son père en 1962 qui ait déclenché en lui, par révolte, le besoin de s’exprimer autrement qu’en peignant le monde extérieur. Logique vivante Ce besoin d’expression de soi n’a cessé d’accompagner les étapes de son chemin de vie et de pensée, en sorte que sa peinture a évolué suivant une logique vivante, à la fois intérieure et artistique. Cette évolution cohérente l’a mené, des éruptions et explosions chromatiques virulentes de 1962, à travers les arabesques puis les champs de couleurs des années suivantes, aux «Icônes» géométriques des années 80 pour aboutir, à travers la découverte en profondeur du paysage toscan (deux huiles admirables représentent cette période dans la présente exposition) et de la peinture de la Renaissance italienne dont Scamanga est devenu un spécialiste passionné, à la synthèse actuelle : une matière et une texture chromatiques raffinées et précieuses associées à une configuration sophistiquée de l’espace qui opère comme une image, une métaphore non pas d’un événement quelconque mais de l’existence humaine tout entière, prise entre les barres verticales latérales, liminaire et terminale, de la naissance et de la mort, telles les deux colonnes du temple de la vie. C’est en ce sens que la peinture de Scamanga est structurelle et en cela fille d’un esprit d’architecte qui allie finesse et géométrie. La paix intérieure de l’homme réconcilié avec lui-même qui permet à Scamanga de survoler ainsi les détails de l’Histoire et des histoires, n’est qu’une étape dans l’ascension vers l’appréhension de ce qui dépasse encore la structure de l’existence : l’essence, l’absolu qui prend, dans une des toiles, la figure du carré, plan protoype des santuaires de l’âme, qui hante l’œuvre de Scamanga depuis les «Icônes» des années 80 et, au-delà du carré, le visage de son espace intérieur, sorte de champ quantique animé par l’énergie du vide, génératrice de particules élémentaires. Les particules élémentaires : c’est peut-être là l’expression que je cherchais depuis le début pour décrire le jeu des touches de Scamanga qui nous offre, après 25 ans d’absence, une peinture d’une pureté et d’une qualité rares, comme Beyrouth n’en a pas vu depuis longtemps, et la plus belle, la plus stimulante exposition de la saison. (Galerie Janine Rubeiz).
En 1995, Stelio Scamanga ferme définitivement son bureau d’architecture et de conseil en art à Genève pour se consacrer exclusivement à la peinture, qu’il n’a pourtant jamais délaissée. Mais après avoir été notamment le promoteur de la transformation de l’aéroport de Jeddah en une sorte de musée anthologique des arts plastiques arabes contemporains, il a fini par comprendre que c’est la pratique de la peinture qui était pour lui primordiale, voire vitale, que, seule, elle lui procurait un véritable plaisir. Décision étrange dans un contexte culturel occidental dont il suit de près les mouvements de fond et de surface : il vient de monter à Ferney-Voltaire, où il réside, une exposition didactique très documentée sur la polémique qui a fait rage au cours des dernières années en France entre les tenants et...