Actualités - OPINION
Regard - Mardio Saba, Sonia Abed, Nizar Daher, Saïd Baalbaki Creuser et approfondir
Par TARRAB Joseph, le 29 mai 2000 à 00h00
Un entassement d’épaves, de la radio des années trente – quarante aux disquettes d’ordinateur, du plateau de cierges d’église chaviré à la cloche de bronze désaffectée, déposée à terre, des balustrades en fer forgé aux cadres de fenêtres et aux dessus de portes en arcade, de la chaise cannée au lit en fer, avec table, malle, caisse, cordages, planches, jouets d’enfants : une sorte de bâteau ivre emportant dans son naufrage la mémoire collective d’un certain Liban, un inventaire d’objets hétéroclites dont la chaotique rencontre, habilement orchestrée par Mario Saba, n’a au fond rien d’insolite ni de surprenant, puisque tous appartiennent au répertoire des anciennes demeures libanaises, même si entre-temps la technologie de pointe, à l’obsolescence ultrarapide, les a ralliés. Constat d’avortement Si certains objets sont neufs, la plupart ont été acquis chez les marchands d’objets récupérés, débris de la ville assassinée par les entrepreneurs de la guerre et dépouillée par les entrepreneurs de la paix. Une installation qui n’est pas en soi originale, dans le sillage des précédentes de Saba (né à Tripoli en 1962), où la violence, l’agressivité, la destructivité humaines sont mises en jeu et en joue et constamment martelées. Depuis le début, Saba tape sur le même clou. Et littéralement hérissés de clous étaient certains de ses anciens tableaux. Toujours dans ses œuvres se font jour un sentiment apocalyptique, une sorte de crépuscule des valeurs, de l’humanisme, de la vie civilisée, une mise en scène des instincts les plus primitifs de l’espèce qui dominent et débordent ses capacités intellectuelles. C’est l’un des rares jeunes artistes restés fidèles à leur inspiration première, issue de la guerre. Cette grande installation est la suite logique de sa première œuvre exposée au Salon d’automne en 1992 et de toutes celles qui ont suivi. Elle est flanquée d’acryliques sur bois. Mais Saba est meilleur installateur que peintre, bien que l’austérité de ses géométries sommaires et de ses couleurs ténébreuses traduise, dans un autre médium, la même manière noire, la même veine de désespérance, le même constat d’avortement universel que rend bien le titre de l’exposition : «La fin du commencement». (Galerie Épreuve d’Artiste) Éviter la peinture La fine et mélancolique Sonia Abed (née comme Saba à Tripoli en 1962) vit et travaille dans un petit village du Akkar. Issue d’une famille où tout le monde, ascendants et collatéraux, fait de la couture, il n’est pas étonnant qu’elle ait choisi, pour sa première exposition personnelle «Rouge, Noir et Légèreté» (elle n’avait participé auparavant qu’à des expositions collectives d’arts graphiques où son talent a été remarqué), les textiles pour matériaux de prédilection de ses techniques mixtes sur contreplaqué. Elle utilise également des fils de fer enroulés et des ressorts de fauteuils pour créer des œuvres linéaires, aérées, légères comme la gaze qu’elle colle sur ses supports. Sonia Abed découpe ses tissus aux vifs coloris en bandes, rubans, lames, lamelles, filaments, confettis qu’elle dispose, juxtaposés, entrecroisés, dans des compositions orchestrées selon des mouvements d’ensemble équilibrés mais dynamiques, parfois tourbillonnants. On dirait des essaims d’oiseaux, une ticker tape parade, une kermesse, des feuilles mortes, un grenouillement d’insectes, suivant la densité des lignes colorées. En fait, Sonia Abed utilise ses bouts de tissus de différentes longueurs et épaisseurs non comme les éléments d’un collage classique mais comme les équivalents visuels de coups de pinceaux, de tracés de couleur, en sorte qu’à une certaine distance, l’œil, induit en erreur, prend ces travaux, qui demandent beaucoup de soin et de patience, pour de grandes peintures. Démarche ingénieuse, qui joue sur la proximité et l’éloignement, pour éviter la peinture sous prétexte qu’elle n’est plus à l’ordre du jour en imitant ses effets. (Galerie Maraya) Lumière sur lumière À l’ordre du jour, la peinture à l’huile de Nizar Daher (né en 1951, professeur à l’Inba) l’est tout à fait, fascinée qu’elle est par ses différents moments : matins brumeux, couchants flamboyants, midis resplendissants sur la plaine de la Békaa : «Ascension de la lumière» dit le titre de l’exposition. Vastes panoramas de la terre cultivée étalée en plans successifs jusqu’à l’horizon où elle se confond avec le ciel, comme s’ils étaient en continuité, grâce aux jeux de la lumière, des nuages, des vapeurs qui brouillent les lignes et ménagent des transitions en douceur. La touche de Daher est d’ailleurs souvent verticale, dense succession de traits fins qui relient les plans, du bas en haut de la toile, éludant par leurs ténues dentelures les passages trop brusques d’une couleur à l’autre. La douceur est un terme galvaudé et souvent dédaigné, mais ici il prend son sens et son ampleur. Nizar Daher a un sens personnel du paysage, loin des poncifs habituels, où calme, paix, sérénité, poésie se conjuguent dans des peintures profondément senties et mûries, ouvragées avec lenteur et minutie. Y triomphe la lumière dans tous ses états, tons, nuances et éclats, dans toute sa multiple splendeur. Incontestablement , Nizar Daher préfère la lumière diffuse, enveloppante, moelleuse, subtile, tamisée, voire étouffée des débuts et des fins de journée, quand une sorte de grâce translucide semble imprégner, unifier et transcender les éléments épars du paysage à travers de légers voiles au lieu de les écraser comme la canicule de midi. Naturellement, insensiblement, cette longue contemplation de la terre, du ciel et de la lumière se mue en méditation sur l’unité, en tawhid pictural. De lui-même, le verset 35 de la Sourate de la Lumière resurgit dans la mémoire : «Dieu est la lumière des cieux et de la terre... Lumière sur lumière...» (Ets. Arabe de Culture et des Arts) Voir de plus près Si Daher est plus âgé d’une décennie que Saba et Abed, Saïd Baalbaki (né en 1947) est, quant à lui, plus jeune qu’eux d’une décennie également. Pourtant ses orientations semblent proches de celles de Daher plutôt que de celles de ses aînés immédiats. Talent prometteur, il possède un sens inné des proportions, des équilibres, des dosages de formes, de couleurs, de valeurs. Il sait passer des contrastes absolus du noir de charbon et du blanc du papier aux contrastes mitigés, voire atténués jusqu’à l’évanescence des acryliques, pastels et huiles sur papier. Son travail à l’aquarelle exposé au dernier salon Jabal emportait plus immédiatement l’adhésion, sans doute parce qu’il était plus intuitif, plus fraîchement spontané, moins élaboré. Dans cette première exposition personnelle, il est manifestement en phase de transition ou en transition de phase. Tout semble indiquer qu’avec sa sensibilité raffinée il ne tardera pas à mûrir. Ses petits formats (il a une prédilection pour le carré) sont charpentés, avec une grande surface au centre ou dans l’un des angles entourée de compartiments oblongs, comme le patio d’une maison arabe ceinturé de salles, la cour d’une ferme cernée de bâtiments de service, un puits de lumière, une scène dégagée, un espace libre entre les meubles d’une chambre, un champ bordé par des sentiers, etc. C’est un thème formel simple dont il explore les variations. Le travail sur les variantes est une manière d’aller y voir de plus près, de creuser et d’approfondir au lieu de se dissiper tapageusement. Saïd Baalbaki sait ce qu’il fait et ressemble à ses œuvres : modeste, discret, mais ambitieux. (Galerie Zaman)
Un entassement d’épaves, de la radio des années trente – quarante aux disquettes d’ordinateur, du plateau de cierges d’église chaviré à la cloche de bronze désaffectée, déposée à terre, des balustrades en fer forgé aux cadres de fenêtres et aux dessus de portes en arcade, de la chaise cannée au lit en fer, avec table, malle, caisse, cordages, planches, jouets d’enfants : une sorte de bâteau ivre emportant dans son naufrage la mémoire collective d’un certain Liban, un inventaire d’objets hétéroclites dont la chaotique rencontre, habilement orchestrée par Mario Saba, n’a au fond rien d’insolite ni de surprenant, puisque tous appartiennent au répertoire des anciennes demeures libanaises, même si entre-temps la technologie de pointe, à l’obsolescence ultrarapide, les a ralliés. Constat...