Actualités - OPINION
Regard - Maamari, Vartabédian, Hélou, Raad, Hochar, Abdulla, Elkofi, Harb Passages : croquis à la volée
Par TARRAB Joseph, le 13 mai 2000 à 00h00
Quel plaisir de découvrir, coup sur coup, deux bons artistes cachés sous d’autres atours. Professeur d’université et critique d’art, Gaby Maamari nous surprend par l’acuité de son regard et la vigueur de son coup de crayon. Tout en renouant avec l’honnêteté, la «probité» (comme disait Ingres) du dessin sur le vif dont la tradition risque de se perdre chez nous, il explore en même temps les possibilités du monotype, la forme la plus rudimentaire de l’estampe, et celles de l’imprimante d’ordinateur, sa forme la plus contemporaine. Il joue sur plusieurs tableaux (supports, écrans) à la fois sans risquer de perdre sa mise, au contraire. Sa première exposition individuelle (chez Épreuve d’Artiste) lui a donné le goût de pousser plus loin, de laisser s’épanouir sa capacité de dessin sur grands formats. Il a été apprécié par les amateurs avertis qui vont désormais suivre de près son travail. Compositions musicales Professeur de piano, Nora Vartabédian confectionne de superbes patchworks tricotés qui sont de véritables compositions musicales avec un sens étonnant de l’assortiment des laines, des textures, des rythmes, des couleurs. Elle en fait des tentures, des tapisseries uniques, petits chefs-d’œuvre d’ingéniosité, de sensibilité, de goût, d’invention, de patience aussi. Le déclic est venu, après le pillage de ses tapis et kilims au cours de la guerre, du besoin de dissimuler une embrasure. Après avoir renoué spontanément, à sa manière, avec une autre tradition qui risque de se perdre, elle ne s’est plus arrêtée, poussant toujours plus loin ses essais, intégrant divers matériaux pour passer de l’abstraction à l’expression, de la rigueur à la fantaisie. Les laines utilisées sont des reliquats d’avant-guerre : aujourd’hui, on ne trouve plus sur place une gamme de fils aussi riche et variée. En cela aussi, le pays s’est appauvri. (Galerie Zamaan) Corps platoniciens Le jeune sculpteur Nabil Hélou, qui a travaillé ces dernières années sur l’empreinte du pied humain, y compris dans des installations et des montages avec films vidéo, revient cette fois-ci avec un doublé peintures-sculptures : des toiles aux aplats acryliques fortement saturés dont les purs jeux de formes géométriques élémentaires sont repris en volumes dans l’espace par des blocs polyédriques à facettes irrégulières, fermés sur eux-mêmes, sortes de quasi-corps platoniciens abordables par n’importe quel côté. On dirait des objets sidéraux, des météorites tombées du ciel, comme polies par la chute, mais pas entièrement : les éléments striés, entaillés, bouchardés ne manquent pas, qui jouent du contraste entre divers types de surfaces. La transformation de la sculpture en peinture et vice versa est stimulante, bien que ce soit une variante, mais avec un degré de finition plus poussé, de la relation entre dessin préparatoire et sculpture. Ici, il s’agit d’un dialogue ou d’une confrontation entre réalisations bidimensionnelle et tridimensionnelle d’une même idée, sans que l’une ne se subordonne à l’autre. (Nouvelle salle du Kulturzentrum, Jounieh). Fortement personnel À la galerie Rochane, Nada Raad montre une panoplie d’œuvres diversement datées où la correspondance entre dessin et sculpture est moins évidente, bien que l’interpénétration des lignes des visages dans les mixed-médias très graphiques devienne un accolement subtil de deux têtes dans certains marbres impeccablement blancs. Mais Nada Raad expose surtout des bronzes coulés et patinés en Italie, dont des masques à plans savamment décrochés et, en particulier, un buste clivé, fendu, écartelé par un échafaudage intérieur et extérieur qui montre l’envers du visage ou du décor : vide. La structure de l’échafaudage lui tient à cœur puisqu’elle l’utilise en formules différentes pour construire des enceintes ou des esquisses de temples surmontés d’acrobates ou de funambules en vol plané, comme autant de formations oniriques. Mais Nada Raad s’adonne également à des exercices moins narratifs, plus «esthétiques», tel «Rythme», assemblage de six plaques de bronze d’une parfaite musicalité. Échappant aux influences habituelles, l’œuvre sculpté de Nada Raad est, assurément, l’un des plus fortement personnels et originaux sur la scène libanaise et mérite l’intérêt soutenu des amateurs sans lequel un sculpteur peut difficilement continuer à produire. L’œuf ou la sphère Évolution rapide du travail d’Andrée Hochar Fattal qui vit et travaille à Paris : en cinq ans, de 1995 à 2000, passage de la dynamique extérieure des corps aux muscles et membres en mouvement («Corrida», «Antée», «Amour sans tort»), à une semi-statique anecdotique (les diverses Venus assises, avec gestes typiquement féminins), enfin à une tension expansive qui gonfle de l’intérieur le corps rebondi, comme dans «Matenité» : les Venus n’ont plus de têtes, de bras, de jambes, uniquement des cuisses et des torses qui tendent d’ailleurs à se confondre dans l’arrondissement de leur chair plantureuse, toute aspérité éliminée, jusqu’à rejoindre le galet, l’œuf ou la sphère, modèles idéaux de formes concentrées autocontenues où être et mouvement s’identifient, où en tout cas le mouvement reste à l’intérieur. Transition donc, relativement rapide, d’un monde de plénitude masculine à un monde de plénitude féminine. Bronzerie de haute qualité, remarquable par la finition, la finesse de la robe, du grain, de la patine. (Galerie Alice Mogabgab) Excellent aloi Un tandem d’Irakiens d’Amsterdam (Mohammed Abdulla, sculpteur, né en 1965, Nedim Elkofi, peintre, né en 1962) à la galerie Agial qui poursuit sa politique d’ouverture aux talents du monde arabe. Amsterdam a accueilli à bras ouverts maints artistes irakiens que Beyrouth n’a pas voulu héberger : gain pour la Hollande, perte pour le Liban. Pourtant, ce type d’absorption des créateurs de l’environnement arabe a fait, entre autres, les beaux jours du Beyrouth d’antan. C’est le frottement avec l’autre et le différent qui développe les parties les plus récentes et avancées du cerveau, d’après la neurobiologie. On nous condamne à rester entre nous, meilleur moyen de mourir idiot. N’insistons pas. L’évolution de M. Abdulla fait écho à celle d’Andrée Hochar, quoique dans un registre plus conceptuel et minimaliste qui prévilégie la concision, l’inderstatement, voire le sous-entendu, bien que parfois l’image sexuelle soit précise. Abdulla travaille le bronze et, parfois habillés de jaune phosphorescent, l’aluminium et la porcelaine, en pièces uniques. Elkofi, lui, aime la soie comme support et le henné comme couleur. Avec de la colle, de la pâte de papier, de l’encre, du fusain, de l’acrylique, il compose des tentures tactilement et «tonalement» attirantes, à palper et caresser de la main (gare à leur fragilité) et du regard : alignements de rondelles, phases de la lune, fils à plomb de guingois, le tout très dépouillé et, en même temps, très riche de suggestions. Un doublé contemporain de haute tenue et d’excellent aloi. Précis de décomposition Joseph Harb, qui s’est longtemps adonné aux assemblages, construisant de grandes boîtes où il accumulait toutes sortes d’objets trouvés ou façonnés par lui, fait retour de cette démarche complexe apparentée à la sculpture vers la pratique moins insolite de la peinture à l’acrylique, avec en prime un plaisir renouvelé de peindre. Ses obsessions restent les mêmes, cependant : les horloges, les taureaux, les graffitis, les gribouillages, les compartiments juxtaposés, superposés... L’horloge est toujours ronde chez lui, comme l’arène où le taureau doit mourir. Mais ses bêtes à cornes n’ont pas l’agressivité de celles de Hochar, elles sont plutôt bienveillantes, voire timides et n’ont rien à voir avec l’animal incarnant le mal à immoler. Reste que le temps, taureau imparable, qui tourne en rond dans l’arène de la vie, nous encorne irrémédiablement et nous précipite dans le puits à la margelle circulaire (encore un thème harbien) : double image de la vie, l’eau et de la mort, le trou sans fond, ambivalence qui est celle du temps lui-même qui crée sans cesse et sans cesse détruit. La peinture brouillée, les graffitis, les gribouillis, les incisions, les entailles, les assemblages précaires de supports cloisonnés ne sont autres que les empreintes, les griffures, les blessures du temps, ses traces irréversibles sur les êtres et les choses : il y a chez Harb une véritable fascination des ruines, du délabrement, de la dégradation, du processus universel de l’entropie. Sous l’égide des grandes horloges, c’est un précis de décomposition que Harb, systématiquement, s’applique à composer et recomposer. (Galerie Janine Rubeiz)
Quel plaisir de découvrir, coup sur coup, deux bons artistes cachés sous d’autres atours. Professeur d’université et critique d’art, Gaby Maamari nous surprend par l’acuité de son regard et la vigueur de son coup de crayon. Tout en renouant avec l’honnêteté, la «probité» (comme disait Ingres) du dessin sur le vif dont la tradition risque de se perdre chez nous, il explore en même temps les possibilités du monotype, la forme la plus rudimentaire de l’estampe, et celles de l’imprimante d’ordinateur, sa forme la plus contemporaine. Il joue sur plusieurs tableaux (supports, écrans) à la fois sans risquer de perdre sa mise, au contraire. Sa première exposition individuelle (chez Épreuve d’Artiste) lui a donné le goût de pousser plus loin, de laisser s’épanouir sa capacité de dessin sur grands formats. Il...