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Actualités - OPINION

Regard - "Liban et Levant d'Hier", "Europe Notre Voisine", "Onze Photographes Libanais" L'Autre, l'avorté, le décalé

Les écrivains et peintres occidentaux qui ont parcouru l’Orient du Moyen Âge aux débuts du vingtième siècle faisaient fonction de reporters de l’époque bien que, parfois, se glisse un brin, voire un rameau de fantaisie dans leurs descirptions des mœurs, us, coutumes, métiers, costumes, scènes de la vie quotidienne, paysages d’un monde qui les fascine autant qu’il les déconcerte. Certains, orientalistes en chambre, ne voyageaient qu’en imagination. Aujourd’hui, leurs représentations nous fascinent et souvent nous déconcertent à notre tour. Peut-être parce que les seules images de notre passé qui ont subsisté passent toutes par le regard de l’Autre qui, inévitablement, transforme nos ancêtres et leurs modes de vie en curiosités exotiques au point que cette distanciation suscite une certaine difficulté, et même une difficulté certaine, psychologique ou mentale, à faire le pont entre le présent et des périodes pas si éloignées que cela dans le temps, juste un siècle ou deux. L’Orient est visuellement amnésique, contrairement à l’Europe qui peut s’appuyer sur une continuité documentaire sans faille qui facilite le va-et-vient entre aujourd’hui et hier. C’est comme si, collectivement, l’Orient n’était pas passé par le stade spéculaire, la saisie de son reflet dans le miroir. Faute de mieux, force est de se contenter d’un miroir étranger, dont on ne saura jamais le degré de fidélité. On sait, par les études sur les témoignages comparés de témoins oculaires d’un même événement, le peu de crédit qu’il convient de leur accorder, la méfiance qu’il sied de nourrir sur leur exactitude. Réalité romancée, embellie, exaltée parfois que celle des gravures et peintures orientalistes. Mais enfin c’est la seule dont nous disposons, sauf pour un bref laps de temps où la photographie naissante commence à leur faire concurrence avant de les supplanter. Or, les photos de l’époque nous montrent une réalité différente, souvent misérabilissime. À croire que les peintres ont regardé d’un côté, les photographes de l’autre. Il faut savoir gré à Richard Chahine de son acharnement à exhumer les œuvres orientalistes, à les exposer, à les publier. Après plusieurs livres et albums d’images, il s’apprête à publier deux tomes d’estampes du XVIIIe et du XIXe siècle Liban et Levant d’Hier. La présente exposition donne un avant-goût, en 98 échantillons de quelque 45 artistes, de 1568 à 1877, de son riche contenu. On ne comprend pas très bien ce qui préside à leur ordonnance. Il ne suffit pas de les donner à voir en vrac, encore faut-il un fil directeur, même ténu, serait-il simplement chronologique. On y repère, entre autres, des œuvres peu connues de David Wilkie, dont un délicieux portrait de Sitt Hussn Jehane (1840) et un autre, imposant et sévère, d’une Princesse du Liban de A. Gusman (1854). (Galerie Chahine, Verdun). Qui dit mieux ? Les images de l’exposition «Europe notre Voisine» commises par les écoliers libanais sont, elles aussi, au fond, le produit non point d’un regard oriental frais, spontané et original, mais des clichés de la propagande touristique européenne. On dirait que tous les participants au concours Fabriano ont puisé dans le même sac. À telles enseignes qu’une écolière, qui dote le Liban d’un œil exorbité aimanté par l’Europe au point d’en voir les étoiles en plein midi, le détache du continent asiatique pour le faire dériver vers l’autre rive de la Méditerranée. Difficile d’imaginer colonisation culturelle plus radicale. Surtout que le Liban n’est certainement pas aussi «voisin» de l’Europe en la matière que l’Europe est «voisine» du Liban. Imagine-t-on un concours «Liban notre voisin» à Trieste, Manchester, Lille, Anvers, Hambourg et d’autres cités communautaires? L’intitulé est déjà incongru en soi. Vertigineuse disparité. Il est de bon ton d’applaudir aux premiers faits de crayon et de plume de nos chers petits dont le talent est titillé, voire éveillé par le concours Fabriano qui est peut-être, depuis 35 ans qu’il se tient au Liban, le plus utile, le plus intelligent et le plus ingénieux coup promotionnel et commercial qu’on ait inventé, distançant de loin les quatre gazeuzes éléphantesques pour une pizza et autres appels désespérés du même acabit. (Remarque en passant : n’aurait-il pas été plus simple et plus habile de baisser les prix par ces temps de vaches maigres ?). Faisons un calcul : 126 410 dessins sur papier italien de 698 écoles dans tout le Liban, dont 12 210 dessins de 95 écoles, on devine lesquelles, ont traité le thème «Europe notre Voisine», le plus difficile des trois proposés. Qui dit mieux? Il est de bon ton d’applaudir, même aux stéréotypes revisités par la fraîcheur juvénile, mais fallait-il le faire en grande pompe devant les cimaises du Musée Sursock? Le musée est-il le lieu adéquat pour ce type de manifestations de patronage? Mais il est de bon ton d’applaudir : alors applaudissons, au moins les bonnes copies, même avec ce regard d’Orient avorté avant que de naître. Accordés avec le siècle Existe-t-il un regard d’Orient qui ne soit pas un simple duplicata du regard de l’autre, même s’il est nourri de ses prémisses et de ses techniques? Ce regard décalé, on peut le détecter un peu dans l’exposition de 11 photographes professionnels libanais à l’Espace SD. Il faut tout de suite souligner combien la jeune génération de photographes (formés à l’Usek, à l’Alba ou à l’étranger) est plus ouverte, curieuse, fouineuse, inventive, branchée sur la réalité physique autant que sociale et humaine, plus cultivée que la génération des jeunes plasticiens qui tiennent souvent la culture pour une tare inavouable tout en végétant dans des créneaux exigus qu’ils n’osent plus enjamber. Je charge le portrait, mais à peine. Depuis le «Mois de la Photo» en 1998 où, soudain, nous avons eu la révélation de cette créativité à travers 72 expositions dans le Liban, les confirmations de cet étonnant, voire stupéfiant contraste ne cessent d’affluer. Les photographes ont-ils la tête mieux faite, sont-ils mieux formés, sont-ils plus dynamiques, plus accordés avec le siècle? Il faudrait jeter un regard plus approfondi sur cette question. Voici le regard «occidentaliste» si l’on peut dire de Nabil Najjar sur les passagers endormis dans les rames du métro new-yorkais : dès qu’ils s’y installent, ils ferment les yeux, épuisés par leur journée, parfois avant de la commencer. Pendant des années, Najjar a accumulé, avec une remarquable constance, les clichés de femmes, d’enfants, de vieillards, d’Afro-Américains, de Latinos, d’Asiatiques, de Blancs dans toutes sortes de postures de sommeil, y compris debout. Regard efficace, direct, éloquent sur la dureté d’une société compétitive à travers des portraits tirés à l’insu des dormeurs, dont il faisait lui-même partie au début. L’œil est tout Joe Kesrouani, toujours l’appareil au poing, fait la chronique des moments (dont il note l’heure) de ses journées parisiennes réelles ou fictives (en tant que journées), de ses voyages : dernière image du trottoir parisien, première image du trottoir barcelonais, paysages vus du train, rencontres diverses avec des hommes, des femmes qu’il déshabille, saxophoniste jouant contre un mur, chien aboyant derrière une grille, détails d’architectures, intérieurs, extérieurs, tout est bon à photographier au pas de course pour ce diariste qui ne rate pas une occasion de déclic : il nous fait toucher du doigt combien chaque moment de notre existence, même le plus banal, est virtuellement gros de son «quart d’heure de célébrité» warholienne. Il suffit d’un œil exercé et rapide qui sait repérer et cadrer. Tout est dans le cadrage, le découpage, le profilage de thème. Belle démonstration de la richesse infinie de la réalité pour peu qu’on y porte son attention et qu’on la fixe sur pellicule ou sur papier. C’est cette faculté, apparemment, qui fait surtout défaut aux plasticiens : ils n’ont plus l’œil. Et l’œil est tout. En Pologne, Élie Bekhazi traque l’illusion de la réalité et la réalité de l’illusion : façades d’immeubles brouillées dans une flaque d’eau, lustre étincelant sous un plafond concrétionné par les infiltrations, mécaniques de locomotives vues comme des tableaux à travers des fenêtres de wagons, dessins exposés dans une vaste cage d’escalier. L’œil de Bekhazi s’amuse à ces jeux équivoques, ces ambiguïtés qui, une fois traquées, commencent à se manifester partout. Par un regard qui n’a rien à voir avec la publicité industrielle, Pierre Estephan crée, de l’environnement quotidien des ouvriers de la cimenterie de Chekka, un monde étrange, mystérieux, oppressant, sculpté d’ombres et de lumières, qu’il enferme encore dans de petits formats pour accuser davantage son idée. Joseph el-Hajj, à son tour, explore un univers non moins insolite, celui des enfants des rues à Tripoli, leurs petits métiers de brocanteurs, leurs jeux de guerre, tout le malheur d’une enfance sans horizon. Ce faisant, il donne consistance à ce phénomène, l’impose à l’attention, jouant le rôle de révélateur sociologique. Imad el-Khoury, lui, évoque le monde du port de Beyrouth, ses navires, ses conteneurs, ses dockers, un monde proche et lointain. Les volumes géométriques des conteneurs donnent des compositions simples et fortes et l’espace du port se prête à de saisissants panoramiques. L’universalité des tares C’est au ras des choses qu’opère Basma Asfour Bazzi : un tas de galets, des graffitis, une bicyclette contre un mur, une chaise déglinguée, l’intérieur d’une automobile abandonnée : seul le regard jeté sur eux confère présence, intensité, sens et même existence à ces objets qu’on croise sans les voir. Hayat Karanouh expose des natures mortes, fleurs, fruits, couteaux et fourchettes sous l’eau manipulés et imprimés sur toile, mais surtout une installation où, à côté d’une silhouette de jeune homme accrochée à une corde à linge et dégouttant des tares des Libanais – agressivité, haine, hypocrisie, cupidité, préjugés, censure, silence, futilité, dogmatisme, violence, orgueil, apathie, défaitisme, et j’en passe – elle épingle des tee-shirts avec des textes sur la nécessité d’évoluer, d’enfreindre les consignes sociales de silence, de conformisme, de réagir contre le gâchis culturel, de muter, de dépouiller les cellules mortes et même vivantes. Si nos corps sont propres, nos âmes ne le sont pas : nous avons besoin de «détergents moraux». Elle a sans doute raison, mais là n’est pas la question, en l’occurrence : les installations tendent à n’être plus des œuvres mais des manifestes, des professions de foi sincères mais désarmantes de naïveté, enfilant les lapalissades. Comme de bien entendu, les Américains, les Européens, les Australiens, les Asiatiques, les Africains ne sont ni agressifs, ni hypocrites, ni envieux, ni cupides, ni orgueilleux, ni violents, ni dogmatiques, il n’y a pas de conformité sociale chez eux et pas de silence imposé aux filles bien élevées qui, quand elles grandissent, éprouvent soudain le besoin de faire sauter la baraque. Tout cela ne vaut pas une bonne photo et peut être mieux dit dans journaux, revues, livres, talk-shows, Internet... Pour le coup, je vais être accusé de censurer, d’imposer silence, d’être bourré de préjugés, de dogmes, d’orgueil, d’hypocrisie et de machisme, défaut qu’en tant que femme opprimée elle a curieusement oublié de mentionner. Mais que faire ? On est «Libanais» ou on ne l’est pas. Qui exerce le plus de terrorisme intellectuel ? La révolte sermonneuse ou le scepticisme amusé ? Le scepticisme sermonneur ou la révolte amusée ? Hayat Karanouh a oublié la pire des tares peut-être, mère de toutes les autres: se prendre au sérieux. Allons, un peu de légèreté, que diable. Mais glissons, mortels, vers les photos de Farès el-Jammal qui travaille le paysage à la manière des Manoug, Varoujan et consorts: patiente attente de la lumière idoine, du bon nuage, de l’ombre convenable, utilisation des éléments de la nature eux-mêmes pour obtenir l’effet voulu d’avance. Il expose aussi des photos de forêts prises à l’infrarouge et développées partiellement au pinceau, ce qui donne des images parfois fantomatiques, parfois d’une délicatesse extrême. Mais pourquoi ces cadres horripilants en bois et en fer dont la lourdeur détruit à force de mauvais goût toute la poésie de ces clichés diaphanes ? À partir de paysages marins, Mansour Dib transforme les couleurs jusqu’à en faire des compositions presque abstraites : au premier regard, s’ajoute un second, en laboratoire ou sur écran. Redoublement déréalisant. Quant aux enthousiasmes maternels guili-guili de Marie-France Younane, ils font remonter des souvenirs d’avant-guerre. À Bab-Edriss, M. Nercessian de Miniphoto était le photographe attitré des bébés et autres moutards. Il savait déployer des ruses de Sioux pour leur tirer le portrait. Après le pillage du centre-ville, il émigra au Canada d’où il revint grugé et ruiné, par une cupidité au moins aussi grande que celle attribuée aux Libanais par Karanouh, pour se réinstaller à Sin el-Fil, définitivement édifié sur l’universalité des tares humaines. (Espace SD).
Les écrivains et peintres occidentaux qui ont parcouru l’Orient du Moyen Âge aux débuts du vingtième siècle faisaient fonction de reporters de l’époque bien que, parfois, se glisse un brin, voire un rameau de fantaisie dans leurs descirptions des mœurs, us, coutumes, métiers, costumes, scènes de la vie quotidienne, paysages d’un monde qui les fascine autant qu’il les déconcerte....