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L'ambassadeur de Russie aime Fiodor Dostoïevski, le diamant noir, le génie brut (photo)
Par MAKHOUL ZIYAD, le 18 mai 2000 à 00h00
«Ne vendez jamais votre esprit. Ne travaillez jamais sous la menace du bâton... Sous la menace d’une avance. Croyez-moi... Toute ma vie j’en ai souffert, toute ma vie j’ai écrit en me pressant. Et combien de tourments ai-je supportés... Surtout ne commencez pas à publier une chose avant de l’avoir menée à son terme. Complètement à son terme. C’est le pire. Ce n’est pas seulement un suicide : c’est un meurtre... J’ai vécu ces souffrances de nombreuses, très nombreuses fois. La peur de ne pas livrer dans les délais ; la peur de gâcher quelque chose : et à coup sûr on va la gâcher. J’en arrivais tout simplement au désespoir... Et presque à chaque fois c’était la même chose».C’est avec ces mots qu’à la fin de sa vie, en 1879, Dostoïevski donnait des conseils à une jeune femme qui entrait en littérature. Ils ne sont que le reflet de ce qu’ont signifié, depuis ses toutes premières publications jusqu’aux Frères Karamazov, l’écriture et le métier d’écrivain pour un auteur qui a noirci des milliers de pages et qui a tout de suite été considéré, par les Russes autant que par la critique occidentale, comme un «poète de la souffrance». En 1845, Dostoïevski lira Les Pauvres gens, son premier bébé, né, évidemment, dans les affres de la douleur. Nekrassov, le poète, Grigorovitch, le nouvelliste, le réveilleront en fanfare, quelques heures plus tard, les larmes aux yeux, relayés, quatre jours après, par Bielinski, le critique, le maître à penser, le guide de toute une génération radicale. Il n’en faudra pas plus pour qu’il s’imagine génial, mais ses ouvrages suivants, Le Double, La Logeuse ou Un Cœur Faible, décevront, on le moque, au mieux, on l’oublie. La découverte précoce de Georges Sand, «j’avais seize ans... je me souviens d’en avoir eu la fièvre toute une nuit», l’adoubement instantané de Bielinski, l’étude de la Déclaration des droits de l’homme, l’abolition désirée du servage, le thé fort le conduiront devant ce peloton d’exécution qui ne tirera pas, in extremis, le 22 décembre 1849, «certains d’entre nous (je le sais pertinemment) descendirent instinctivement en eux-mêmes et, examinant en ces courts instants leur existence si brève, il se peut qu’ils aient regretté quelques-unes de leurs actions, de celles qui pèsent secrètement sur la conscience de chacun ; mais la chose pour laquelle on nous condamnait, les pensées, les idées qui dominaient notre esprit, non seulement ne nous paraissaient pas devoir provoquer nos remords ; il nous semblait, au contraire, qu’elles nous purifiaient en faisant de nous des martyrs et que grâce à elles beaucoup nous serait pardonné ! Et cela dura très longtemps. Les années de bagne, les souffrances ne nous brisèrent pas ; rien ne put nous briser, et nos convictions soutinrent au contraire nos âmes par la conscience du devoir accompli». Dieu que ces mots, écrits dans les années 1850 aux tréfonds de la Sibérie, résonnent fort, mai 2000, Beyrouth, Liban... Au retour d’exil, il donne coup sur coup Stepantchikovo et ses habitants, Humiliés et offensés, Souvenirs de la maison des morts et les Carnets du sous-sol. La correspondance avec son frère est claire, il souffre à la rédaction de ce récit comme un forcené : «Je ne te cacherai pas que mon travail va plutôt mal. Ma nouvelle, soudain, s’est mise à me déplaire. D’ailleurs, c’est ma faute, j’ai raté là-dedans quelque chose. Je ne sais pas ce que ça donnera». Et à la publication dans la revue dirigée par son frère, L’Époque, Dostoïevski est consterné. La censure est toujours ce qui vous surprend. Ils conservent ce qui vous faisait trembler, ils coupent les évidences, et le résultat, ce sont des phrases déplumées et se contredisant elles-mêmes : «Hélas ! que faire ! Cochons de censeurs : là où je raillais tout et parfois blasphémais, ils l’ont laissé; et là où je conclus au besoin de la foi et du Christ, c’est censuré. Qu’est-ce qu’ils font les censeurs ? Ils conspirent contre le gouvernement, non ?» La même correspondance fait souvent état de la mort imminente de sa première femme, de ses nerfs complètement fichus, puis il perd sa femme, son frère, hérite des dettes des deux familles, trime à en regretter le bagne «et, cependant, il me semble toujours que je me prépare à vivre. C’est risible, n’est-ce pas ? La vitalité d’un chat !». La vitalité du chat, dans tous les cas, lui permet de publier Crime et Châtiment, Le Joueur, L’Idiot, Les Possédés, Les Frères Karamazov, mais à quel prix, au prix de quelles fuites, de quelles errances, de quelles dettes, de quelle démence, de quels deuils... «Moi seul ai montré le tragique du souterrain, c’est-à-dire la souffrance, l’autopunition, la préscience d’un mieux et l’impossibilité d’y parvenir». C’est encore et toujours signé Dostoïevski, l’ébauche de sa préface à L’Adolescent, qu’il a écrit en 1875, quatre ans avant sa mort.
«Ne vendez jamais votre esprit. Ne travaillez jamais sous la menace du bâton... Sous la menace d’une avance. Croyez-moi... Toute ma vie j’en ai souffert, toute ma vie j’ai écrit en me pressant. Et combien de tourments ai-je supportés... Surtout ne commencez pas à publier une chose avant de l’avoir menée à son terme. Complètement à son terme. C’est le pire. Ce n’est pas...
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