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Actualités - OPINION

Regard - "Châteaux et églises du Moyen Age au Liban" : Levo Nordiguian, Jean-Claude Voisin Un édifice éditorial édifiant

Que le premier tirage d’un ouvrage véritablement monumental par son volume (436 pages), sa taille (30 x 23 cm), son iconographie (près de 450 illustrations en couleurs) soit épuisé en moins de deux mois, voilà un phénomène sans précédent, si je ne m’abuse, dans l’histoire de l’édition au Liban. Paru en décembre, ce deuxième titre de la collection Les Voyageurs d’Aujourd’hui des éditions Terre du Liban animés par Fayza el-Khazen, femme-orchestre qui veille à tous les aspects du processus de production et de distribution, était presque introuvable fin janvier. Beau livre et combien instructif, écrit à deux mains par Levon Nordiguian pour la partie églises et par Jean-Claude Voisin pour la partie châteaux, il est de nouveau disponible en librairie avec un grammage de papier couché qui le rend moins lourd, plus maniable. Le succès se comprend : il n’existe pas d’ouvrage de référence comparable par l’ampleur, la globalité, la qualité et l’accessibilité de l’information et de l’illustration : tout en restant rigoureux dans ses données et analyses, il se veut abordable par le profane en la matière, le simple curieux qui désire partager les découvertes de ces deux chercheurs partis sur les traces d’un patrimoine médiéval immense et méconnu armés de leur science et leurs caméras. État de conservation lamentable En fait, il s’agit d’un pan de l’existence historique du Liban que les manuels d’histoire passent souvent sous silence, de l’invasion arabe en 635 à l’occupation ottomane en 1516. Période qui, bien entendu, n’est coupée ni de celles qui la précèdent : ainsi, des sites fortifiés de la montagne libanaise qui remontent à l’âge du bronze, l’époque phénicienne, la période classico-byzantine ont été réinvestis par les Arabes, les Croisés, les Ottomans avec des reconstructions, des restaurations, des réaménagements, des réemplois de matériaux qui rendent très difficile, souvent aléatoire, en l’absence d’investigations archéologiques plus poussées et de mémoire locale (les déplacements importants et fréquents de population, phénomène qui n’est pas seulement contemporain, font que «le Liban est amnésique» selon la forte expression de Voisin), la lecture de certains d’entre eux ; ni de celles qui la suivent : ainsi, la dizaine de tours mameloukes (Borj) construites pour déjouer les tentatives de croisades tardives ont-elles été converties à d’autres fonctions, notamment en «tours de feu» pour la transmission rapide d’informations, par les Ottomans qui ont également consolidé, agrandi, etc... d’autres fortifications, châteaux et citadelles un peu partout sur le territoire libanais pour servir de casernements ou de sièges du pouvoir local... Il en est de même des églises : influences byzantines ou romanes dans les villes du littoral, styles mixtes ou syro-libanais spécifique dans les villages de la montagne, notamment dans le triangle Jbeil-Qalamoun-Bécharré où la plupart des églises à décor peint se situent, avec de fortes concentrations, au Koura et dans la vallée de la Qadicha. Ces lieux de culte, églises et couvents sont souvent encore en service, fait qui semble responsable en partie de l’état de conservation lamentable de leurs fresques : à part les déprédations et le vandalisme d’un public que Nordiguian qualifie gentiment de non averti, surtout dans les églises délaissées ou mal gardées, il faut compter avec les méfaits délibérés ou non du clergé lui-même : curés ou moines ignorants, hiérarchie animée d’intentions ambiguës. Souvent, les photos de Nordiguian sont magnifiques pour la mauvaise raison : à cause des effets abstractisants des graffitis, décapages, piquetages, etc... qui rendent certaines fresques pratiquement indéchiffrables, à part certains fragments épargnés comme par miracle et qui révèlent parfois des merveilles. Il est clair que ces procédés cavaliers ne sont pas nouveaux : ils font eux-mêmes partie du patrimoine, paradoxelement : parfois, les destructions révèlent des couches peintes sous-jacentes, ce qui signifie que des changements d’iconographie ont peut-être été nécessités par des changements de théologie, d’affectation ou de dédicace du lieu. Signal d’alarme L’intérêt de l’ouvrage très riche de Nordiguian et Voisin est de souligner avec force la précarité de ces trésors inestimables et les menaces qui continuent à peser sur leur conservation : c’est un signal d’alarme et d’autant plus insistant, à mon sens, qu’il va lui-même provoquer une nouvelle vague de touristes, de curieux et de scientifiques qui risque d’accélérer la dégradation, parfois irrémédiable, des sites, Certains d’entre eux ne ressemblent d’ailleurs déjà plus aux photos publiées, prises il y a quelques années par les auteurs, tellement les changements peuvent être rapides, soit parce que le vandalisme continue, soit parce que les restaurations hâtives, inconséquentes, indifférentes au legs historique, contribuent à en effacer les traces et à brouiller les cartes et les pistes, rendant encore plus aléatoire la compréhension de ces monuments. Si les églises et les cavernes à peintures pariétales sont menacées, à court terme, par la facilité relative des déprédations, ce qui devrait appeler des mesures conservatoires de la part de la hiérarchie religieuse et des autorités étatiques (sans doute est-ce là un vœu pieu, si j’ose dire), les lieux fortifiés ne sont pas moins exposés, mais à plus long terme. Cependant, Jean-Claude Voisin ne manque pas de relever que «petit pays, de tradition urbaine et citadine, le Liban se reconstruit inexorablement sur ses ruines, laissant derrière lui peu de traces des époques antérieures». Les mélanges d’influences, les emprunts nombreux, les réemplois systématiques des pierres, certaines fortifications étant transformées en carrières, rendent très difficile la détermination exacte des caractères spécifiques des sites fortifiés médiévaux. Il n’en reste pas moins que Voisin relève de nombreux procédés architecturaux locaux qui furent, par la suite, importés par les Croisés en Occident vers la fin du XIIIe siècle : porterie coudée, doubles herses avec assommoir, bretèches, talutages, tours à éperons, murs à bossages. De même, il confirme que l’utilisation de fût de colonnes antiques en boutisse (introduites dans l’épaisseur du mur en laissant une extrémité au moins visible comme parement) pour lutter contre les effets de dislocation des tremblements de terre par le renforcement de la cohésion des murailles a été mise au point par les architectes militaires arabes avant l’arrivée des Croisés et non par ceux-ci comme on le croit en général. Les tremblements de terre étaient fréquents : ainsi, de 1127 à 1204, on ne compte pas moins de sept séismes, dont quatre à succession annuelle, de 1200 à 1204. En tout cas, lorsque les Croisés arrivent, les villes du littoral sont tellement bien fortifiées et défendues qu’il faudra plusieurs tentatives infructueuses et des sièges très longs pour en venir à bout : Arqa résiste 21 jours, Saïda 46, Beyrouth 70, Tripoli 90, Tyr 140 jours après plus de 25 ans de vaines attaques. Les Croisés qui occupent et organisent le territoire au XIIe et au XIIIe siècles s’installent dans des sites aménagés par les Mamelouks (lesquels, au lieu de détruire les fortifications de l’ennemi vaincu à l’instar de Salaheddine al-Ayyoubi, se les appropriaient après les avoir délaissées) : en effet, la structure géographique du Liban et les besoins de surveillance du territoire et des voies de communication dans la montagne obligeaient les envahisseurs à s’installer dans les mêmes points stratégiques, se succédant ainsi avec leurs conceptions stratégiques et architecturales et leurs techniques militaires différentes, ce qui complique à l’envi la tâche de l’historien. Phénomène à part entière Il n’en reste pas moins que les fortifications au Liban restent un phénomène urbain, à l’exception des forts construits par les Croisés pour couper une ville de son arrière-pays : le Toron (Tebnine) pour Tyr, le Mont-Pèlerin pour Tripoli, et des sites existants réoccupés tels Smar Jbeil et Qalaat Aboul Hassan près de Saïda. Il y a encore là un vaste champ d’études : l’intérêt de l’essai introductif de Jean-Claude Voisin, docteur en histoire et archéologie du Moyen Âge, auteur d’une thèse sur les fortifications en Occident au Moyen Âge, est de constituer les fortifications en tant que phénomène à part entière, inscrit dans un contexte historique, économique, social, culturel, et bien entendu architectural et militaire, qui mérite maintenant d’être systématiquement exploré par nos historiens et archéologues, de donner consistance au phénomène en nous en faisant prendre conscience. Avec ses photos commentées et son texte clair c’est un passionnant voyage à travers le temps et l’espace qu’il propose. Levon Nordiguian, professeur d’archéologie et directeur du Musée de la préhistoire de l’USJ, n’est pas en reste : ses textes principaux sont brefs et ciblés, mais les légendes de sa documentation iconographique très abondante sont détaillées, constituant une magnifique introduction au phénomène des églises peintes médiévales : désormais, elles forment elles aussi une catégorie incontournable. Assurément, fortifications et églises étaient connues des spécialistes : ce livre complexe, géré avec élégance par Fayza el-Khazen, révèle aux profanes que nous sommes ce qu’ils réservaient à leurs pairs dans des revues confidentielles, nous alertant sur l’urgence des mesures à prendre pour d’abord protéger ce patrimoine exceptionnel, pour ensuite en pousser plus avant l’exploration scientifique systématique. La question de la préservation du patrimoine est assez délicate, surtout quand il s’agit de lieux qui continuent à servir, c’est-à-dire à répondre aux besoins actuels de leurs utilisateurs. L’histoire des monuments mediévaux (les pouvoirs religieux et militaire étaient les deux piliers de la société de l’époque) jusqu’à nos jours montre que les défigurations (littérales parfois, dans des visages de fresques aux yeux effacés), les dénaturations, les transformations des formes et des fonctions sont souvent inévitables dans un pays exigu comme le Liban où les époques ultérieures vampirisent et cannibalisent les époques antérieures par la contrainte élémentaire de l’espace vital. Ce comportement cavalier est dicté par les exigences et nécessités de la vie qui doit se poursuivre : il faut donc trouver un équilibre entre ces nécessités de modernisation et de mise à jour et celles de la conservation ou de la restauration scientifique. Ainsi pour ce qui est des vestiges du centre-ville et du Jardin du pardon : faut-il les laisser intouchés ou faut-il les intégrer dans le parcours végétal ? Le jury a tranché en faveur de la second option, malgré les risques. Le partimoine urbain doit faire partie de la vie des citadins et non point rester un corps étranger, un intrus dans la ville, séparé par des barrières et des interdits. Préfacé par Jean Richard, membre de l’Institut, Châteaux et églises du Moyen Âge au Liban comporte un précieux appareillage d’annexe, 68 pages qui en font un instrument de travail et de rêve : guide alphabétique des sites avec historique, descritpion architecturale, décor peint, photos, plans, cartes et bibliographie spécifique par site ; orientations bibliographiques avec les principaux ouvrages et articles pertinents ; lexique des termes techniques ; cartes du Liban avec localisations séparées des châteaux et des églises et références au guide alphabétique ; index alphabétique des sites avec indication des pages y afférentes. Il est heureux que le pari un peu fou de Fayza el-Khazen de se lancer dans une aventure éditoriale qui pouvait paraître a priori hasardeuse sinon insensée ait trouvé une contrepartie aussi rapide et enthousiaste de la part d’un public assoiffé qui veut en savoir toujours davantage sur cette étonnante terre du Liban où il plonge ses racines. Sur les édifices du passé, il a eu droit à un édifice éditorial véritablement édifiant. En regard, les défauts inhérents à ce genre d’entreprise ne pèsent pas lourd.
Que le premier tirage d’un ouvrage véritablement monumental par son volume (436 pages), sa taille (30 x 23 cm), son iconographie (près de 450 illustrations en couleurs) soit épuisé en moins de deux mois, voilà un phénomène sans précédent, si je ne m’abuse, dans l’histoire de l’édition au Liban. Paru en décembre, ce deuxième titre de la collection Les Voyageurs d’Aujourd’hui des éditions Terre du Liban animés par Fayza el-Khazen, femme-orchestre qui veille à tous les aspects du processus de production et de distribution, était presque introuvable fin janvier. Beau livre et combien instructif, écrit à deux mains par Levon Nordiguian pour la partie églises et par Jean-Claude Voisin pour la partie châteaux, il est de nouveau disponible en librairie avec un grammage de papier couché qui le rend moins lourd,...