Actualités - BIOGRAPHIE
ÉDITION – 240 pages inoubliables sorties des presses de Dar An-Nahar Bourj, le rêve fracassé du Liban
Par GEHCHAN Roger, le 30 novembre 2000 à 00h00
Bourj, un mot, un nom, tout juste une syllabe. Bourj, cinq lettres seulement qui évoquent, pourtant, un passé riche d’événements, chargé d’histoire, l’histoire d’hommes et de femmes luttant pour affirmer leur identité, l’histoire d’un pays qui se cherche, qui se fait, qui s’édifie. Bourj, longtemps l’unique place publique de Beyrouth, avec son jardin, ses dattiers dressés orgueilleusement, ses kiosques, son Petit Sérail, ses cafés, restaurants, théâtres et cinémas. Bourj, porte de l’Orient, rectangle magique, berceau de la République libanaise et centre de gravité de sa politique. Bourj, à partir de laquelle la capitale et le Liban ont pris leur essor et se sont déployés. Ce sont ses fastes que reconstituent aujourd’hui les Éditions Dar An-Nahar dans un magnifique ouvrage bilingue (français, arabe)1, publié sous la direction de Ghassan Tuéni et Farès Sassine, tout à la fois livre d’art et de mélanges littéraires, superbement illustré, qui fait honneur à l’édition libanaise, un livre rayonnant de souvenirs heureux et de douce nostalgie. Il retrace avec une rare, une précieuse, une extraordinaire minutie la généalogie de la place, où se répercute encore l’écho des péripéties qui ont forgé l’histoire du Liban. Au début se trouvait un espace libre bordant la partie est des murailles de la vieille ville. En 1632, l’émir Fakhreddine II fit restaurer la tour de guet (bourj el-kachafe en arabe) qui se dressait à l’angle sud-est de cette place et qui lui a donné son nom. Un nom qui ne cessera de changer au fil du temps et des événements : place des (ou du) Canon(s), place Hamidiyyé, place de la Liberté, place de l’Union, place des Martyrs enfin, tristement immortalisée en 1915 et 1916 par l’exécution en série des patriotes libanais, sous la terreur que faisait régner Jamal Pacha, commandant en chef de la quatrième armée ottomane, dit al-Saffah (le sanguinaire). Visitant Beyrouth en 1842, Gérard de Nerval s’attarde devant le Bourj, qu’il nomme la Tour de Fakardin : «Il faut tenir compte aussi, écrit-il dans Voyage en Orient, des quelques centaines de maisons entourées de jardins qui occupent le vaste amphithéâtre dont ce port est le centre, troupeau dispersé que surveille une haute construction carrée garnie de sentinelles turques, et qu’on appelle la Tour de Fakardin (…) À partir de cette tour, une plaine assez vaste permet d’embrasser d’un coup d’œil tout le profil oriental de la ville (…) C’est encore la physionomie d’une ville arabe de l’époque des croisades ; seulement l’influence européenne se trahit par les mâts nombreux des maisons consulaires, qui, le dimanche, et les jours de fête, se pavoisent de drapeaux». Des milliers de promeneurs de toutes les nations L’extraordinaire vitalité de Beyrouth transparaît clairement à la lumière d’un état des lieux dressé par Baptistin Poujoulat en 1861, dix-neuf ans après le passage de Gérard de Nerval. «La place du Canon2, note-t-il dans La vérité sur la Syrie,(…) est située en dehors de la porte orientale de la cité arabe. Elle a trois cents mètres de long sur cent cinquante mètres de large (…) On y voit partout des restaurants, des cafés, des magasins ou des boutiques tenus par des Français (…) Tous ces établissements sont remplis de consommateurs (…) À la tombée de la nuit, des milliers de promeneurs de toutes les nations, de tous les costumes circulent sur la place du Canon, tandis que les cafés commencent à s’illuminer et que les voix des chanteurs et des chanteuses se font entendre. Tout cela est curieux, pittoresque, animé». La fin du dix-neuvième siècle constitue l’âge d’or de la place. Elle prend à partir de cette époque la forme que nous lui connaissions avant-guerre. En 1878, la municipalité décide de l’aménager dans le cadre d’une politique urbaine globale. De marginale auparavant, étant située hors les murs, elle devient centrale. Elle se pare de solennité et reçoit le nom de place Hamidiyyé, en hommage au sultan Abdel-Hamid. Sur son côté nord est construit un sérail, qu’on appellera le Petit Sérail, par opposition au Grand, une ancienne caserne militaire turque occupant le sommet de la colline Assour, de l’autre côté de la vieille ville. Au milieu de la place, un jardin, avec kiosque à musique et café, est dessiné. Le Petit Sérail, un édifice typique des monuments civils ottomans de l’époque, construit suivant les plans de Béchara Afandi, aidé par l’ingénieur Youssef Afandi Khayyat, abritera le siège du gouvernement et de la municipalité et, tout autour, prendront place les administrations publiques et les grandes compagnies. Sur le côté est s’élèvera le siège de la Banque ottomane, la future Banque de Syrie et du Liban qui émigrera par la suite et dont le bâtiment deviendra le siège de la direction de la police. C’était également un élégant édifice de style ottoman, malheureusement rasé à la fin de la guerre dans le cadre de la Reconstruction soi-disant à la suite d’une «erreur». La partie sud de la place sera envahie par les hôtels, cafés, restaurants, cabarets, théâtres, notamment le légendaire Masrah Farouk. À l’angle sud-est s’élèvera, sur les ruines de la Tour de Fakhreddine, un café-concert qui deviendra célèbre, le Parisiana, dont la carrière tumultueuse prendra fin avec la guerre de 1975-1990. Sur le côté ouest sera aménagé le pittoresque souk des bijoutiers, qui drainera dans les années cinquante et soixante des flots de touristes. La place sera pavée en 1903 et les premiers tramways, sonores et bringuebalants, y feront leur apparition en 1906. Après la révolution des Jeunes-Turcs en 1908, elle sera baptisée place de l’Union et le jardin prendra le nom de jardin de la Liberté, mais la population continuera de la désigner par son nom d’origine, Sahat el-Bourj. Derrière la partie est de la place, se trouvait le quartier réservé, le bordel, dont les activités avaient été réglementées, dès 1880, par un firman, suivi en 1931 par la loi du 6 février, dite de préservation de la santé publique et contre la prostitution. L’irruption de la politique Au lendemain de la Grande Guerre, avec l’arrivée des Français, la politique fait irruption sur la place, qui devient un exutoire pour les adversaires du Mandat. C’est dans son périmètre que se produiront des accrochages entre ces derniers et les forces de la répression. À la fin des années quarante, après la démolition du Petit Sérail et l’arrivée massive des capitaux arabes, qui iront s’investir dans de nouveaux quartiers, commence son déclin, au profit de secteurs à l’ouest de la ville, d’abord Bab Edriss, la place de l’Étoile, la place et la rue Riad el-Solh, ensuite Hamra et Raouché. Elle déchoit, se délabre, s’avilit, devient une place de rebut. À la veille de 1975, elle servira à nouveau de terrain d’affrontements dans le bouillonnement des manifestations estudiantines et partisanes, prodromes de la guerre de Quinze Ans. Ce n’était qu’un dernier sursaut. Les places comme les hommes vivent et meurent au gré du temps et des circonstances. Le conflit armé, avec ses interminables duels d’artillerie et ses bombardements à l’aveugle, lui a porté le coup de grâce. Aujourd’hui, vaste étendue vide au milieu d’un centre-ville en cours de reconstruction, elle attend qu’on lui rende une nouvelle vie et une âme. Courez acheter cet ouvrage. Il retrace par l’image et le texte plusieurs siècles d’histoire. En le parcourant, vous voyagerez par la pensée, dans le temps et l’espace et retrouverez ce qui fut, autrefois, le cœur battant de Beyrouth et du Liban. Roger GEHCHAN (1) El-Bourj, Place de la Liberté et Porte du Levant, 240 pages grand format en couleurs, 160 photos, 50 cartes postales, 14 œuvres d’art inédites, 100 textes et études. En librairie première semaine de décembre. Prix de lancement 120 000 LL., valable jusqu’au 1/12/2000, au lieu de 150 000. (2) Le nom au singulier proviendrait de la pièce d’artillerie qu’un officier de la marine impériale russe installa, en 1773, entre le Bourj et les remparts de la vieille ville. Quant au pluriel, il aurait pour origine cinq canons hissés au sommet du Bourj et signalés par une carte de la marine anglaise de 1839.
Bourj, un mot, un nom, tout juste une syllabe. Bourj, cinq lettres seulement qui évoquent, pourtant, un passé riche d’événements, chargé d’histoire, l’histoire d’hommes et de femmes luttant pour affirmer leur identité, l’histoire d’un pays qui se cherche, qui se fait, qui s’édifie. Bourj, longtemps l’unique place publique de Beyrouth, avec son jardin, ses dattiers dressés orgueilleusement, ses kiosques, son Petit Sérail, ses cafés, restaurants, théâtres et cinémas. Bourj, porte de l’Orient, rectangle magique, berceau de la République libanaise et centre de gravité de sa politique. Bourj, à partir de laquelle la capitale et le Liban ont pris leur essor et se sont déployés. Ce sont ses fastes que reconstituent aujourd’hui les Éditions Dar An-Nahar dans un magnifique ouvrage bilingue (français,...
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