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Courrier - À propos d’« Un Siècle pour rien » Découverte d’un livre-souche
Par MALLAT Chibli, le 20 octobre 2002 à 00h00
Par Chibli Mallat* Un des livres marquants de l’année francophone réunit le dialogue de trois belles intelligences humanistes autour de la question d’Orient : Ghassan Tuéni, Jean Lacouture et Gérard Khoury. Chaucun a de nombreux ouvrages derrière lui, et leurs publications requerraient un livre entier pour les recenser : c’est là une occasion rare de voir tant de talents et de perspectives réunis autour d’une réflexion commune dans un ouvrage de synthèse qui nous concerne de près. Un Siècle pour rien(1), conçu comme vade-mecum de l’histoire moderne de l’Orient – et du Liban en particulier, offre bien plus au lecteur qu’un dialogue sur les XIXe et XXe siècles. L’ouvrage est remarquable par la densité et la qualité de ses propos oraux : les auteurs parlent comme on écrit, avec une simplicité accompagnée d’un soufle platonicien. Sans vouloir marquer une hiérarchie contre laquelle nos dialecticiens s’insurgeraient, on a l’impression d’un Banquet contemporain, avec Ghassan Tuéni en maître à penser suave, Gérard Khoury en disciple créatif et Jean Lacouture en choryphée offrant à l’occasion une toile plus générale qui rappelle combien le Moyen-Orient et le Liban s’inscrivent dans la mappemonde trouble. C’est un livre agréable par ses réflexions-surprises, telle la première instance de la formule « Liban, Suisse du Proche-Orient », retrouvée par Gérard Khoury dans un texte en deux volumes commandité par le gouverneur ottoman de Beyrouth au tournant du siècle passé ; Ghassan Tuéni ouvrant une porte soudaine sur « les juifs arabes qui souhaitent que règne au Moyen-Orient une paix leur permettant de revenir en Syrie ou en Irak » ; ou rappelant la perdurance du « pyromane-pompier, une vieille histoire » libanaise remontant au moins aux massacres confessionnels et interventions étrangères de 1860 ; ou encore « l’épuration ethnique » des Palestiniens de 1948, soulignée par Jean Lacouture par une comparaison avec les indigènes d’Amérique ; ainsi que, dans la foulée, l’importance pour les trois de l’État binational comme solution humaniste en Palestine... La dimension didactique de l’ouvrage nous interpelle au sens pratique du terme : un des grands débats de notre société libanaise, et par extension moyen-orientale, tourne autour de la perception de notre histoire. Chacun, dit-on, la lit à sa manière, et avec la dimension communautaire dominante de l’enseignement privé, et les retards aggravés par la guerre pour l’enseignement public, notre société n’arrive pas à s’entendre sur un livre d’histoire unifié qui permettrait de créer une mémoire collective cimentant cette société fragmentaire qui est la nôtre. Malgré les bons sentiments qui l’animent, cette approche oublie que l’histoire ne peut plus être ainsi présentée après Lucien Febvre et Fernand Braudel, pour ne citer qu’eux. Si l’on veut apprendre l’histoire des États-Unis, le livre des thématiques problématiques d’Éric Foner est bien plus enrichissant que des livres synthétiques qu’on sert aux écoles. L’élusif livre d’histoire unifié condamnerait à la pauvreté intellectuelle, et garantirait la reproduction d’une fausse uniformité qui ne correspond en rien à la trame complexe du Moyen-Orient. Il nous faut, pour rendre compte de la richesse de son histoire et de celle du Liban, comme de toute société, un ou plusieurs livres-souches, des livres-questions plus qu’un livre-réponse. Dans une lecture impressionniste de l’histoire moderne du Liban et de la région, il semble difficile de trouver un livre qui ferait mieux l’affaire de livre-souche qu’Un Siècle pour rien. Pour le XIXe siècle libanais, au milieu de travaux remarquables qui incluent les publications de Dominique Chevalier, Boutros Labaki, I.M. Similianskaia, Masud Daher, Ilya Harik, plus récemment Ussama Makdisi, Engin Akarli, Leila Fawaz, et bien d’autres, le petit ouvrage de Samir Khalaf (Persistance and Change in 19th Century Lebanon, AUB 1979) offre ce modèle de livre-souche, qui pose des questions de synthèse incorporant l’historiographie mondiale sur le Liban d’il y a deux siècles. Mais le livre de Khalaf reste trop académique, trop dense pour un public non universitaire. Ce n’est pas le cas d’Un Siècle pour rien qui, pour le Liban et la région, fait doublement l’affaire, en une synthèse qu’accompagne la touche socratique d’un didactisme léger : et avec trois voix, on dirait qu’on lit simultanément trois livres. Il faut donc en hâter la version arabe, et demander à nos professeurs d’histoire, dans le secondaire comme à l’Université, s’il ne convient pas de s’appuyer autant sur les questions que les réponses que cet ouvrage de synthèse adresse à la subtilité du lecteur, pour finir enfin du débat morose sur le livre unifié, et répondre intelligemment et créativement aux interpellations du livre-souche. Reste le titre du livre, qui appelle commentaire : à voir les sociétés arabes contemporaines dans leur blocage et leur manque de liberté, on sent que l’histoire nous a laissés derrière, et que le siècle passé s’est écoulé pour rien. Sans doute, mais la maturité que l’on peut déceler dans les modes de réaction à la vie publique chez la plupart des gens honnêtes de la région, et ils sont la majorité, cette maturité même est signe que toutes ces souffrances n’ont pas forcément été pour rien. (*) Chibli Mallat est professeur titulaire de la chaire Jean Monnet de droit européen à l’USJ, et l’auteur de «The Middle East into the 21st Century », Londres 1996. (1) « Un Siècle pour rien : le Moyen-Orient arabe de l’empire ottoman à l’empire américain », de Jean Lacouture, Ghassan Tuéni et Gérard D. Khoury, Albin Michel, 2002.
Par Chibli Mallat* Un des livres marquants de l’année francophone réunit le dialogue de trois belles intelligences humanistes autour de la question d’Orient : Ghassan Tuéni, Jean Lacouture et Gérard Khoury. Chaucun a de nombreux ouvrages derrière lui, et leurs publications requerraient un livre entier pour les recenser : c’est là une occasion rare de voir tant de talents et de perspectives réunis autour d’une réflexion commune dans un ouvrage de synthèse qui nous concerne de près. Un Siècle pour rien(1), conçu comme vade-mecum de l’histoire moderne de l’Orient – et du Liban en particulier, offre bien plus au lecteur qu’un dialogue sur les XIXe et XXe siècles. L’ouvrage est remarquable par la densité et la qualité de ses propos oraux : les auteurs parlent comme on écrit, avec une simplicité accompagnée...
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