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Actualités - REPORTAGE

ARCHITECTURE - Les sillons de la mémoire Des maisons de style « libanais » à Mersin ?(photo)

À Mersin, subsistent des maisons datant de la fin du XIXe siècel. Leurs similitudes avec leurs contemporaines de la côte libanaise nous interpellent de loin. D’un passé si proche, elles témoignent du rayonnement culturel de Beyrouth – bien au-delà des frontières du Liban dont elle est devenue la capitale – comme de la présence de nombreuses familles de chez nous (Attar, Boustros, Chachati, Ghandour Labaki, Mikati, Miskawi, Nader, Sursock, etc.) et du rôle important qu’ont joué celles-ci dans le formidable et rapide essor de cette ville portuaire de la Méditerranée Est. Ces maisons ont un charme particulier, ni totalement « turques » (elles se détachent du lot des maisons anatoliennes) ni tout à fait « libanaises », mais un mélange des deux influences ; davantage « turques » dans la décoration et plus « libanaises » dans la distribution spatiale. Cela peut s’expliquer par le fait que ces familles venues du Liban puis installées à Mersin ont éprouvé le besoin de reproduire un style de maisons qu’elles connaissaient et qui était devenu pour elles une sorte de modèle. D’où les dispositions spatiales similaires, à savoir un hall central qui distribue symétriquement à gauche et à droite des pièces d’habitation, schéma revu selon la disponibilité des matériaux locaux – brique, pierre, cloisons en torchis sur lattis de bois (« baghdadi ») et les techniques locales de construction – et du savoir-faire des tâcherons et artisans locaux, ce qui achève de donner à la maison sa touche décorative « turque ». Similitudes architecturales Les études établies par des chercheurs turcs énumèrent plusieurs points communs : – mêmes marques des tuiles produites à Marseille (cela ne peut nous étonner sachant que le bateau qui livrait une partie de son lot de tuiles à Beyrouth continuait sa destination jusqu’à Mersin) ; – très peu de mobilier intégré dans les murs (à la différence de ce qu’on trouve dans les maisons traditionnelles turques) ; – motif décoratif (arabesque) des menuiseries des fenêtres assez semblable ; – certaines balustrades en fer plat ou en fonte ont des motifs similaires à celles de Beyrouth (appelées parfois motifs « turco-italianisant ») ; – série d’arcades en pierre faisant toute la façade de la maison dans le cas d’une maison à cour fermée (ce qui n’est pas usuel en Turquie) ; – double fenêtre (fenêtre jumelée) pour éclairer la cage d’escalier (on ne retrouve pas cela ailleurs en Turquie) ; – les salles d’eau groupées, cuisine + salle de bains-wc (ce qui était la norme au Liban passe pour une aberration dans des maisons turques) ; – les trois arcades en façade pour signaler le hall central (appelé sofa en Turquie) ; – les boutiques (« dukkan ») en rez-de-chaussée et appartement d’habitation à l’étage (comme à Beyrouth, ce qui est rarement le cas en Turquie) ; – certaines maisons sont construites totalement en pierre de taille quand, d’ordinaire, l’étage en Turquie est en torchis sur colombage (« dolma »). Similitudes historiques Ces traits communs en architecture pourraient aussi s’expliquer par un parallélisme dans l’histoire de ces deux ports. Ibrahim pacha, général de l’armée égyptienne (1833-1841), fait de Beyrouth le centre administratif de ses armées durant sa campagne avant de pousser son avancée jusqu’à Mersin. Là-bas, à cause de l’abondance de terres arables et des eaux d’irrigation, il fait venir des fellahs d’Égypte et plante du coton. Avant 1850, Mersin n’avait que quelques huttes en bois et Beyrouth ne comptait que 6 000 habitants. Par la suite, on assiste à une explosion démographique et un essor très rapide des deux ports, et cela aux dépens des autres ports de la région (déclin de Saïda et d’Alexandrette). C’est le coton qui est à l’origine de la fortune de Mersin, comme la soie le fut pour Beyrouth. En effet, d’abord avec les troubles commençant dans les Indes britanniques, mais surtout avec la guerre civile d’Amérique qui a fait chuter la production du coton américain, les Anglais ont été contraints de trouver rapidement d’autres sources d’approvisionnement pour leurs grandes usines de textiles. À partir de ce moment, on assiste à une intense activité d’import-export à Mersin comme à Beyrouth, qui deviennent des villes cosmopolites avec des minorités (grecque, arménienne, juive, chrétienne) très dynamiques, sans compter la présence des consulats étrangers. L’activité commerciale et les échanges sont encouragés par l’installation d’établissements bancaires et de grands magasins (exemple : Orosdi-Back), de messageries et de postes et la mise en place d’infrastructures modernes (agrandissement du port, ligne de chemin de fer, bâtiment des douanes, etc.). Tout cela ne s’est pas fait sans quelques tensions à cause de la relative autonomie de Beyrouth et de Mersin vis-à-vis du pouvoir central ottoman. Nouveau type d’habitat On retrouve un autre type de tension et de rapports : celui qu’entretenaient les négociateurs des villes aves les producteurs (soie ou coton) de la campagne. Notons aussi que les habitants de Beyrouth comme ceux de Mersin construisaient des maisons de campagne dans les montagnes environnantes pour fuir les fortes chaleurs humides d’été. Dans un contexte d’ouverture à la culture européenne, on oublie le rôle important qu’a joué la vague des réformes administratives et urbaines (Tanzimat) à partir de la deuxième moitié du XIXe siècle, sans quoi on ne pourrait expliquer l’émergence d’un nouveau type d’habitat fait de symétrie en façade et de clarté géométrique, facilité en cela par le découpage régulier des nouveaux quartiers, fruit de cette nouvelle vision de l’aménagement urbain. Cet esprit de modernisation sera poursuivi durant le Mandat français au Liban et dans la province d’Alexandrette dont fait partie Mersin. L’émancipation économique et par conséquent politique bénéficiera surtout aux notables des villes et spécialement aux minorités et à leur intégration dans un vaste espace économique d’échanges méditerranéen. Nos compatriotes voyageaient alors partout et librement dans les provinces de l’Empire ottoman et même au-delà, se sentant aussi bien chez eux à Alexandrie, Haïfa, Beyrouth, Tripoli, Antioche qu’à Mersin. On comprend ainsi la nostalgie pour certains (choquante pour d’autres) envers l’Empire ottoman de la fin du XIXe siècle, pour qui le Grand-Liban de 1920 (contrairement à l’étendue que l’adjectif majuscule laisse entendre) représente un territoire d’échanges et de commerce qui s’est considérablement rétréci par rapport à l’aire d’influence qu’ils avaient au préalable connue. On comprend d’autant mieux la jolie formule de l’historien jésuite Lammens : « Le Liban est un pays plus grand que lui-même. » Semaan KFOURY Architecte ALBA
À Mersin, subsistent des maisons datant de la fin du XIXe siècel. Leurs similitudes avec leurs contemporaines de la côte libanaise nous interpellent de loin. D’un passé si proche, elles témoignent du rayonnement culturel de Beyrouth – bien au-delà des frontières du Liban dont elle est devenue la capitale – comme de la présence de nombreuses familles de chez nous (Attar, Boustros, Chachati, Ghandour Labaki, Mikati, Miskawi, Nader, Sursock, etc.) et du rôle important qu’ont joué celles-ci dans le formidable et rapide essor de cette ville portuaire de la Méditerranée Est. Ces maisons ont un charme particulier, ni totalement « turques » (elles se détachent du lot des maisons anatoliennes) ni tout à fait « libanaises », mais un mélange des deux influences ; davantage « turques » dans la décoration et plus «...