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Actualités - OPINION

REGARD - Greta Naufal : encres, acryliques, vidéos, installation Le dernier dialogue

Lors de son exposition suédoise au Milesgarden Museum avec la céramiste Samar Mogharbel il y a trois ans, Greta Naufal avait présenté des autoportraits. Aujourd’hui, elle retourne à Stockholm à la galerie Benassi (du 15 juillet au 10 août), à l’occasion du Festival annuel de jazz, avec une centaine de portraits de musiciens et de chanteurs de jazz (14 acryliques, 80 dessins à l’encre sur différents papiers japonais) ainsi qu’une installation, Reading Room (salle de lecture), comportant une série de journaux européens, arabes, chinois, japonais de diverses qualités de papier et d’impression dont les pages lui servent de supports de peinture : musiciens de jazz, là aussi, mais également fumeurs, repasseuses, écrivains, amants, etc. Lecture de l’image Au lieu d’accrocher ces œuvres au mur derrière des miroirs protecteurs ou même de les proposer dans des albums ou des portfolios, Greta Naufal les livre à feuilleter, à manipuler, voire à froisser, mais surtout à «lire» au public. Elle veut l’inciter, justement, à aborder l’image comme un texte, un objet de lecture, de décodage, de déchiffrement. Le fait d’utiliser des journaux exotiques met précisément en lumière la parenté entre le décryptage du texte et celui de l’image, une même démarche d’extraction du sens. Les portraits à l’encre de Chine noire, aussi fins et délicats que les papiers japonais sur lesquels ils sont dessinés, exhibent, à l’instar d’un sceau en surcharge à l’encre rouge, des lettres arabes dont le mouvement calligraphique épouse analogiquement la forme des instruments: le «mim» et le saxo, le «tah» et le violon, etc. pour réactualiser le réseau de correspondances entre l’image de la langue et la langue de l’image, la circulation de sens entre les deux registres. Jam-session Sans oublier le registre du son, bien entendu, qui est ici primordial : le son, le chant, la musique, la lecture, la production, la vision active de l’image tissent des rapports complexes que deux films vidéo viennent illustrer chacun à sa manière, l’un sur le processus de travail (dessin) de l’artiste, l’autre sur le processus d’impression : l’espace de l’imprimerie, les machines, leurs tableaux de commande, leurs icônes, leurs indicateurs, leur fonctionnement. Autrement dit, l’exposition tout entière est une sorte de jam-session dont les éléments se répondent, se complètent, se soutiennent pour aller plus loin dans la démarche analogique. Même le contraste entre les grandes peintures acryliques expressives et colorées et les portraits minuscules au trait joue dans le même sens, celui d’un aller-retour entre le public et le privé, le spectaculaire et l’intime. La trace de la trace Greta Naufal exploite même les propriétés d’absorption du papier pour montrer l’envers de certains portraits, l’empreinte floue, abstraite ou semi-abstraite, sur l’autre côté de l’image, comme une traversée du miroir qu’est le portrait, une quête de la trace de la trace, d’une certaine quintessence de l’acte de peindre. Elle invite sans façons Charlie Mingus, Duke Ellington, Louis Amstrong, Miles Davis, John Coltrane, Ella Fitzgerald, Billie Holiday, Dizzy Gillespie, Thelonius Monk, Charlie Parker, Sara Vaughan, Peggy Lee et bien d’autres, saisis à des moments privilégiés de l’exercice de leur art ou à des instants de concentration méditative, à la célébration du jazz, en un hommage multiforme qui privilégie l’échange, le dialogue, la spontanéité, l’improvisation, la liberté de démarche et de ton, suivant l’inspiration du moment. Je reviendrai sur cette exposition-installation complexe lors de sa présentation à Beyrouth. À l’ombre du « Hilton » Parler d’échange, de liberté de ton, d’inspiration du moment me remet en mémoire la plus belle et la plus émouvante jam-session dont je me souvienne. C’était en décembre 1975 ou peut-être en janvier 1976. Nous venions de terminer la dernière représentation de Ekht el Rjel montée par Jean-Marie Mechaka au Théâtre de Beyrouth, avec Aline Tabet dans le rôle principal. Les acteurs, les techniciens et leurs amis étaient réunis chez Sélim à Zeitouné, à l’ombre de l’hôtel Hilton qui était en voie d’achèvement, carcasse géante qui dénotait dans un quartier aux mesures encore humaines, ce même infortuné hôtel qui, sans avoir été inauguré (les meubles et les équipements furent pillés avant d’être déballés pour la plupart) et après avoir subi les outrages de la guerre, a récemment été anéanti en quelques secondes par implosion dirigée. Soudain, un son grêle Sélim était de ces restaurants spéciaux dont on se passait l’adresse : il avait une cour agréable, on y mangeait passablement bien dans une atmosphère amicale et un bouzoukiste itinérant (rien à voir avec Matar Mohammed, génie méconnu et presque oublié) s’y produisait à la demande avec sa fillette qui se déhanchait comme savent le faire les bédouines. Après le récital, le mari canadien de Abla Farhoud (aujourd’hui auteur dramatique de grande notoriété au Canada), percussionniste de jazz, s’empare d’une derbouka et se met à improviser à sa façon. Soudain, un son grêle, cadencé, venant de derrière un arbre, s’insère dans le rythme, le reprend, le redouble, le fait rebondir en nouvelles figures. D’étonnement, nous nous retournons : un vendeur de billets de loterie aveugle, son bâton accroché à l’avant-bras, tapait deux cuillères l’une contre l’autre avec une telle sûreté de touche et de réplique que nous en restâmes interdits. Il avait surgi de la nuit et s’était, d’entrée de jeu, imposé comme un interlocuteur incontournable, réduisant au silence le bouzoukiste interloqué. C’est ainsi qu’inopinément commença le plus impromptu et le plus inoubliable des concerts, dialogue sidérant entre identités, conditions sociales, sensibilités, formations, cultures, musiques que rien ne prédestinait à se croiser et à fructifier : le professionnel occidental virtuose et le non-voyant oriental illettré qui, par une géniale intuition, avait saisi sur le vif, avec des instruments dérisoires, l’occasion de dépasser sa situation, de sublimer son malheur, de s’évader de son enfermement, de s’élever, presque sans effort, au plus haut niveau d’art et d’humanité, celui d’une conversation confiante, civilisée, chaleureuse, complexe, entre deux étrangers de rencontre par le truchement du plus ancien, du plus fondamental et du plus universel des moyens de communication, langage que le corps, avant la sensibilité, l’esprit ou l’âme , connaît et reconnaît d’emblée car il épouse les battements du cœur et des cycles biologiques, langage de la pulsation rythmique, du temps nombré et du son mesuré. Rafales Cette magie nocturne se prolongea fort tard. Maguy Badaoui dansa sur les tables. Les deux batteurs se jurèrent une amitié éternelle. Tout le monde acheta des billets de loterie. Mais la chance avait déjà déserté le quartier, dont il ne reste plus rien, et la ville, détruite comme lui. Les commensaux se disperseraient bientôt aux quatre coins du monde. Ce fut peut-être le dernier dialogue hors pair d’un Beyrouth où tout dialogue allait bientôt être rompu, sauf celui des armes. Ce sont aussi des instruments de percussion et qui s’expriment par salves et rafales rythmiques, en d’infernales jam-sessions. Joseph TARRAB
Lors de son exposition suédoise au Milesgarden Museum avec la céramiste Samar Mogharbel il y a trois ans, Greta Naufal avait présenté des autoportraits. Aujourd’hui, elle retourne à Stockholm à la galerie Benassi (du 15 juillet au 10 août), à l’occasion du Festival annuel de jazz, avec une centaine de portraits de musiciens et de chanteurs de jazz (14 acryliques, 80 dessins à...