Rechercher
Rechercher

Actualités - INTERVIEWS

INTERVIEW - Un grand penseur dissèque les rapports Occident-islam Mohammad Arkoun : Le monde musulman et l’Occident véhiculent des images complètement faussées sur l’Autre « Il n’y a pas un choc entre les civilisations, mais entre les imaginaires », affirme l’historien français d’origine algérienne

«Le monde est en manque d’une “parole de vie”. Celle qui donnerait de la chair historique vivante à une vision politique des problèmes de la planète. C’est ce que j’appelle la parole absente», déclare Mohammad Arkoun. Bien plus qu’un islamologue, plus qu’un historien, ce grand penseur est un philosophe, un véritable humaniste. Pour avoir prôné pendant longtemps le rapprochement des cultures et des religions. Pour avoir porté un discours rationnel, scientifique sur l’islam en tant que fait religieux qui, dit-il, doit désormais être débarrassé des parasites de l’imaginaire pour être mieux compris. Professeur émérite à la Sorbonne, Mohammad Arkoun, Français d’origine algérienne, consacre la majorité de son temps à œuvrer en faveur d’une culture de la paix. Tant qu’il y a carence au niveau de la communication, les peuples continueront à s’entre-tuer, dit l’éminent historien. Le monde musulman, d’une part, et l’Occident – ou du moins une certaine partie de l’Occident –, d’autre part, véhiculent des images et des représentations complètement faussées sur l’Autre. Car, dit M. Arkoun, ces perceptions erronées relèvent plutôt de l’imaginaire. D’où la nécessité de repenser nos valeurs et nos reproductions en opérant une autocritique en profondeur qui ferait ressusciter cette «parole absente». De passage au Liban dans le cadre d’une conférence à l’Université de Balamand, le professeur Arkoun est longuement intervenu sur la cassure du 11 septembre et ses effets. Mais aussi sur ce qu’il appelle «le fait religieux face aux défis et à l’absence de réponses». Dans un entretien avec L’Orient-Le Jour, il parle des événements du 11 septembre comme d’un «avènement» à la suite duquel le monde attendait une réponse qui soit à la hauteur ou qui dépasserait même l’énormité de ce qui s’est passé. «Quand un événement est aussi important, il peut se transformer en un avènement, l’avènement d’une pensée nouvelle, comme on dit qu’il y a eu l’avènement du Christ», dit-il. Le professeur constate que la pensée aussi bien que la stratégie américaines n’ont malheureusement pas réussi à transformer cette catastrophe «en un avènement d’espérance» pour que ce genre d’acte n’ait plus lieu. «Pour cela, il faut élaborer une philosophie de l’homme, dit-il, une vision de l’avenir historique de l’humanité». Par vision, Mohammad Arkoun entend une remise en question fondamentale des perceptions aussi bien du monde dit occidental que du monde musulman. Un islam qui doit d’ailleurs reconsidérer sa théologie ou tout simplement réapprendre les fondements de la religion islamique «que peu de musulmans connaissent véritablement», estime M. Arkoun. L’historien résume d’ailleurs sa pensée en citant un de ses ouvrages intitulé Sortir du sens commun, entendu au sens de «sentiers battus». «Il s’agit, dit-il, de combattre le discours commun que tout le monde véhicule, ainsi que les fausses représentations de l’imaginaire que les médias contribuent souvent à répercuter, pour dire autre chose». Lui, d’ailleurs, ne cessera à aucun moment de dire le monde autrement. C’est cette nouvelle lecture de l’histoire et de la pensée religieuse qu’il préconise afin de mettre fin au «dialogue de sourds» que mènent actuellement les deux univers en présence. Le choc des valeurs Toutes les fois qu’il y a une grande confrontation entre «l’Occident» face à ce que nous appelons l’islam de part et d’autre, «nous répétons les mêmes choses en mettant en cause l’islam qui encourage le djihad (la guerre sainte) et qui regarde l’Occident avec des représentations tout à fait imaginaires, alors que l’Occident de son côté considère qu’il a des valeurs conquises depuis les révolutions démocratiques et modernes», explique Mohammad Arkoun. Il y a donc un fossé de communication entre le monde occidental – qui se sent menacé par un islam qui refuse de regarder la modernité telle qu’elle est et la majeure partie du monde musulman qui ne veut pas changer de regard sur l’Occident, d’où le fameux «choc des civilisations», selon la terminologie américaine, poursuit M. Arkoun «Moi je dis qu’il y a plutôt un choc entre les imaginaires et non pas entre les cultures ou les civilisations». Car, explique Mohammad Arkoun, les cultures comportent une exigence critique alors que les imaginaires se nourrissent de représentations et d’images qui sont construites par un langage de type idéologique. L’impossible communication Par conséquent, le monde se trouve divisé autour de deux ensembles de valeurs qui ne se rejoignent pas. Il y a d’un côté un Occident avec les valeurs des droits de l’homme issues des institutions démocratiques et, de l’autre, un islam qui se dit avoir des valeurs tout aussi valables sinon supérieures à celles de l’Occident «parce qu’elles sont données par Dieu». « Il y a donc au départ une impossibilité à communiquer sur le sujet des valeurs mêmes. Nous avons vu cela au cours de la guerre du Golfe, lorsque les (anciens) présidents Mitterrand ( François) et Bush (père) avaient appelé la guerre du Golfe “une guerre juste”, une notion qui traduit exactement le concept du djihad», affirme Mohammad Arkoun. Un schéma qui ne fait que se reproduire dans le conflit actuel en entraînant une guerre fondée sur «une perception fantasmatique et idéologique» mais non moins réelle, une guerre concrète et meurtrière. Nous nous trouvons ainsi en présence de deux protagonistes qui tous deux se réfèrent à la notion de «guerre juste». L’un parle de djihad en invoquant les enseignements du Coran et l’autre de «guerre juste» avec pour référant la philosophie des lumières, précise le professeur. Ainsi grandit le fossé entre les deux «camps» auquel vient encore s’ajouter un débat politique qui trouve son origine dans la domination historique durant la colonisation. Celle-ci fera place à une domination économique et technologique à partir de l’indépendance des sociétés musulmanes. Tout en s’interrogeant sur la part de responsabilité des élites dites nationales, «qui n’ont pas fait grand-chose pour prendre en charge leurs pays et les faire évoluer», l’islamologue constate que le monde actuel fait face à des «évolutions contraires» : un Occident qui va de découverte en découverte en concentrant les échanges sur son espace, et un monde musulman qui continue de refuser la modernité, d’où le besoin de dresser un bilan critique, dit-il. «Or le problème dans nos sociétés musulmanes est que nous avons jusque-là refusé de faire de l’histoire critique, parce que l’ensemble de notre société est incapable de recevoir un discours de remise en question. «Pour qu’une idée réussisse dans une société, pour qu’une vision politique prenne racine et se développe, qu’un discours sur les droits de l’homme puisse s’ancrer, il faut qu’il y ait des cadres sociaux capables de comprendre, ce que j’appelle la disposition à recevoir une information scientifique», explique M. Arkoun. Comment faire parvenir le message ? Comment opérer dans un monde où la problématique névralgique que constitue la confrontation entre foi et raison est toujours de vigueur, du moins pour ce qui est de l’islam ? «En introduisant une culture à la fois religieuse, politique et historique qui nous permette de comprendre tous ces problèmes, répond Mohammad Arkoun. Cela permettra d’avoir auprès de l’Occident et de l’Europe en particulier, le langage approprié au niveau de l’histoire telle qu’elle est en train d’être vécue, et non pas de la religion telle qu’elle est instrumentalisée de façon idéologique par les pouvoirs qui cherchent à avoir une légitimité qu’ils n’ont pas politiquement. Cette même religion est souvent manipulée pour alimenter les imaginaires sociaux et non pas pour nourrir une culture de réflexion». Pour cet intellectuel, il est temps de se mettre au travail pour débarrasser le monde musulman de tous les slogans idéologiques accumulés lors de la libération nationale contre le colonialisme, les promesses sur l’unité arabe ayant totalement échoué jusque-là. Par contre, dit-il, la solution ne saurait être celle de la démocratie européenne. Elle ne peut être qu’islamique. « Or l’islam, dit-il , nous ne le connaissons pas, et ce depuis le XIIIe siècle». Le professeur Arkoun propose de faire la distinction entre les croyances dogmatiques et ce qu’on appelle la théologie en invitant le monde musulman à opérer «sa révolution» à l’instar de ce qu’a fait l’Église catholique. «Jusqu’au XIXè siècle, l’Église catholique a résisté et a refusé la solution de la modernité exactement comme l’islam est en train de refuser d’accéder à l’ère de la modernité. Le christianisme n’a pas accepté de gaieté de cœur que la solution chrétienne soit écartée politiquement et que la religion n’administre plus les sociétés chrétiennes. Il a été obligé de passer par la victoire de la modernité dans les sociétés chrétiennes». Or, depuis le XIIIe siècle, l’islam vit sur une pensée ritualiste, sans l’intervention d’une pensée critique comme celle produite par les moatazilit – école théologique de très grande importance – ou par Avéroès. Il faut donc faire de la théologie, à l’image de ce qu’ont fait les chrétiens avec le concile de Vatican II. C’est-à-dire «un bilan de l’histoire». Il y a deux conquêtes à faire, dit-il : la première consiste pour l’islam à retrouver la liberté intellectuelle pour faire sa recherche sur sa propre religion. «Il s’agit de revenir à l’instance de l’autorité spirituelle et morale, et de respecter la croyance de chaque musulman. En tant que reliée au divin». Quant à la seconde conquête, elle relève des sciences modernes des religions, qui se construit petit à petit. Désormais, dit Arkoun , ce sont toutes les sciences humaines – linguistique, histoire, psychologie historique, anthropologie, psychanalyse, etc. – qui ont leur mot à dire sur la religion. Elles sont en train de soulever des interrogations. L’islam ne peut pas échapper à cette approche . Si l’islam accepte de faire la première conquête, il participera inéluctablement à la seconde. Sinon, il restera de nouveau en marge de la société. Le protestantisme de l’islam «L’islam est théologiquement protestant mais politiquement catholique». C’est par cette formule que Mohammad Arkoun qualifie la religion coranique. Dans une tentative de comparaison avec le christianisme, qui en est venu à accepter sa propre «libération» notamment avec le Concile de Vatican II, le professeur Arkoun affirme que l’islam peut à son tour effectuer sa propre conquête de la liberté spirituelle et se transformer en instance spirituelle et morale, à l’instar du christianisme protestant ou catholique. Toutefois, dit-il, «théologiquement parlant, l’islam n’a pas cette autorité verticale qui impose l’interprétation des écritures aux fidèles comme les chrétiens qui doivent obéir au pape, aux évêques et aux conciles. L’islam est protestant dans la mesure où chaque musulman est autorisé à lire les textes coraniques et à proposer une compréhension et une interprétation des textes, mais il n’a pas le pouvoir de l’imposer politiquement», relève-t-il, en précisant que cela est encore plus vrai chez les sunnites que chez les chiites. Par contre, ajoute M. Arkoun, il est politiquement catholique puisque le pouvoir descend du haut vers le bas. Il ne vient jamais de la base. «Qu’il s’agisse du calife, du sultan ottoman, d’un émir (qui trône quelque part dans le monde arabo-musulman) ou du président de la République, avec un parti unique, le pouvoir est assurément vertical. Le pouvoir ne tient pas sa légitimité de la souveraineté populaire». Un islamologue de renommée internationale Professeur émérite à la Sorbonne (Paris III), professeur visitant à l’Institut d’études ismaïlites à Londres, Mohammad Arkoun est également directeur de la revue scientifique Arabica, et conseiller scientifique à la bibliothèque du Congress. Membre du jury du prix Aga Khan d’architecture, M. Arkoun fait partie du comité scientifique de contrôle. Il s’agit d’un organisme qui définit et supervise les critères pour produire un urbanisme et une architecture humaniste dans le monde musulman contemporain. «Au lieu d’attaquer les problèmes de front, par la politique, nous y faisons face par le biais de l’architecture qui englobe toutes les activités de l’esprit humain», explique M. Arkoun. Le prix Aga Khan d’architecture est attribué tous les trois ans à des projets réalisés par des architectes dans le monde musulman et récompense une recherche scientifique inédite. Auteur prolifique, Mohammad Arkoun a à son crédit plusieurs ouvrages qui traitent des problèmes contemporains et des questions relatives à l’islam. Parmi ces ouvrages, citons : – Deux Épitres de Miskawayh, édition critique, BEO, Damas, 1961 Aspects de la pensée islamique classique, IPN, Paris 1963 ; – L’humanisme arabe au IV/X siècle, 1re éd. J. Vrin, Paris 1970 ; 2e éd. 1982 ; trad. arabe : Naz’at al-ansana fi-l-fikr al-arabi, Dâr al-Sâqî, Beyrouth 1996. – Traité d’Éthique, trad., introd., notes du Tabdhîb al-Akhlâq de Miskawayh, 1er éd. 1969 ; 2e éd. 1988 ; – Essais sur la pensée islamique, lre éd. Maisonneuve & Larose, Paris 1973 ; 2e éd. 1984 ; – La Pensée arabe, 1er éd. PUF, Paris 1975 ; 5e éd. 1995 ; trad. en arabe, anglais espagnol, suédois, italien ; – L’islam, hier, demain, 1e éd. Buchet-Chastel, Paris 1978 ; 2e éd 1982 ; trad. arabe, Beyrouth 1983 ; – L’islam, religion et société, éd. Cerf, Paris 1982, version italienne RAI, 1980 ; – Religion et laïcité : Une approche laïque de l’islam, L’Arbrelle, Centre Thomas More, 1989 ; – Lectures du Coran, lre éd. Paris 1982 : 2e Aleef, Tunis 1991 ; – Pour une critique de la Raison islamique, Paris 1984 ; – L’islam, morale et politique, Unesco-Desclée 1986 ; – Ouvertures sur l’islam, 1re éd. J. Grancher 1989 ; 3e éd. L’islam. Approche critique 1998 ; – Combats pour l’Humanisme en contextes islamiques, Paris 2002 ; – Penser l’Islam aujourd’hui, Paris 2002. – The Unthought in Contemporary Islamic Thought, Londres 2001. Jeanine JALKH
«Le monde est en manque d’une “parole de vie”. Celle qui donnerait de la chair historique vivante à une vision politique des problèmes de la planète. C’est ce que j’appelle la parole absente», déclare Mohammad Arkoun. Bien plus qu’un islamologue, plus qu’un historien, ce grand penseur est un philosophe, un véritable humaniste. Pour avoir prôné pendant longtemps le...