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Décès - Georges Vedel n’est plus Le droit en deuil
Par BEJJANI Emile, le 25 février 2002 à 00h00
À Georges Vedel, décédé jeudi dernier, Me Émile Bejjani consacre l’hommage suivant : De tous les titres – et le palmarès est très riche en la matière – c’est à celui de doyen que Georges Vedel était le plus attaché. Le prestige qu’il lui a apporté était si fort qu’il était devenu inutile, dans les milieux juridiques, de lui ajouter son nom. Ainsi, sobrement, simplement, cet usage exprimait-il à lui seul l’unanime considération vouée au savant, estimé comme le maître du droit public, et de façon incontestée, «la première personnalité juridique en France». C’est à peu près en ces termes que le président de la République française, Jacques Chirac, s’adressait le 28 mai 1998 au doyen Vedel, en «l’élevant» (protocole oblige) à la dignité de Grand-Croix de l’Ordre national de la Légion d’honneur. Aussi ajoutait-il que son immense autorité et son influence, celles de constitutionnaliste, de théoricien et de praticien du droit, lui ont valu un parcours si riche et si varié qu’au-delà même de ses compétences juridiques, Georges Vedel se présente comme «l’une des personnalités intellectuelles les plus éminentes de notre temps». L’homme vient de décéder à l’âge de quatre-vingt-douze ans. L’hérédité le destinait à une longévité plus généreuse. Car sa maman avait poussé son centenariat assez loin pour ne le laisser orphelin que dans sa quatre-vingt-quatrième année. Mais le temps, seul tribunal qui n’acquitte personne, vient d’interrompre cette lancée. Je revois avec douleur, devant moi, une lettre manuscrite de lui qui m’a été adressée il y a deux semaines, écriture ferme, mais non suivie de signature... Cette absence de signature a sonné ce jour-là comme un glas dans ma pensée. Et c’est un vrai glas que j’entends aujourd’hui. Depuis 1948, date de sa nomination professeur à la plus ancienne des universités de France, ne cessait déjà de percer son nom, préparant et se taillant une place à côté des grands juristes d’antan : Maurice Hauriou, Léon Duguit, Carré de Malberg. Entre le Panthéon et la Sorbonne, entre la rue Saint-Jacques et la rue Saint-Guillaume, son étoile rayonnait. L’esprit, l’humour, la qualité très personnelle de son enseignement, ses fulgurantes interventions dans les médias comme observateur politique de haute culture, tout cela et bien d’autres facteurs devaient lui composer une stature exceptionnelle non seulement à l’échelle européenne, mais aussi et tout aussi bien à celle mondiale. Amené à enseigner dans plus d’une vingtaine d’universités de par le monde, membre d’académies prestigieuses qui se faisaient un honneur de le compter dans leurs rangs, il fut l’un des artisans les plus chevronnés de la construction juridique de l’Europe dans les années 50. Aussi le rapport de la commission chargée de la réforme de la Constitution française n’est-il couronné que de son nom. Durant neuf années, de 1980 à 1989, au haut Conseil constitutionnel des «Sages», il fut incontestablement le membre le plus écouté. C’est une occasion vraiment éprouvante pour l’auteur de ces lignes de revenir en mémoire, au mois de mai 1998, le jour où, élu à l’Académie française et recevant son épée d’académicien, le doyen Vedel avouait avec une lucidité teintée de prémonition, devant un parterre professoral très distingué, ébloui et subjugué par son discours, que c’était la dernière fois qu’il avait l’occasion d’entendre dire du bien de lui. Car, ajoutait-il, au rendez-vous suivant, s’il en fournit le sujet, il n’en entendra pas le discours... Ce processus austère qu’il évoquait vient d’arriver à terme. Et c’est certainement un grand sujet d’émotion pour ses amis libanais qui appartiennent à tous les âges. Car que de fois le Parlement du Liban n’a-t-il résonné de son verbe à des tournants critiques de notre vie constitutionnelle. Et que de dossiers ne furent-ils éclairés par ses consultations où la science rivalisait avec l’intelligence, et l’astuce avec le bon sens. Mais quoique de l’espèce la plus aride et grammairien sévère dans l’exercice de son art, il lui arrivait cependant de le survoler, de le juger et même de s’en inquiéter, n’hésitant pas à dire le mal qu’il sentait et même la peur qu’il avait de voir l’homme enchaîné au droit et la démocratie trop livrée aux juristes. «Le dix-huitième chameau» bien célèbre du doyen Vedel faisait, il y a presque deux ans, à l’occasion du bicentenaire du Conseil d’État en France, une incursion imparable dans la pensée juridique... Il apprenait en l’occurrence à son auditoire qu’entre deux logiques très pures, mais stériles pour l’homme et pour la société, il doit exister en marge d’impitoyables contraires, un certain monde miséricordieux du possible. Au-delà de la pompe et des fastes académiques, est-il vrai, comme on le prétend avec humour, qu’à sa mort, un académicien se résout à un fauteuil ? En dépit de la perte combien cruelle qui vient frapper sa famille, son épouse Mme Lucienne Vedel, ses deux filles et ses petits-enfants, le doyen Georges Vedel demeure, selon un mot évocateur d’un familier de sa paroisse, le professeur Bernard Teyssie, président de l’Université Panthéon-Paris II, un grand bâtisseur de cathédrales. La perte est grande. Un soleil vient de disparaître. Le droit public en deuil, peut-on dire? Mais aussi le génie assurément. Émile BEJJANI
À Georges Vedel, décédé jeudi dernier, Me Émile Bejjani consacre l’hommage suivant : De tous les titres – et le palmarès est très riche en la matière – c’est à celui de doyen que Georges Vedel était le plus attaché. Le prestige qu’il lui a apporté était si fort qu’il était devenu inutile, dans les milieux juridiques, de lui ajouter son nom. Ainsi, sobrement, simplement, cet usage exprimait-il à lui seul l’unanime considération vouée au savant, estimé comme le maître du droit public, et de façon incontestée, «la première personnalité juridique en France». C’est à peu près en ces termes que le président de la République française, Jacques Chirac, s’adressait le 28 mai 1998 au doyen Vedel, en «l’élevant» (protocole oblige) à la dignité de Grand-Croix de l’Ordre national de la Légion...