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Actualités - CHRONOLOGIE

CONGRES - Succès et échec des politiques de développement : analyse et perspectives Les dysfonctionnements du modèle libanais : l’État patrimonial mis en cause (PHOTOS)

«On sait, on sent que ça va mal. Mais on ne sait pas quoi proposer faute de modèle de référence. Ce modèle pourrait être l’État “développemental” du Nord-Est asiatique». C’est en ces termes qu’Albert Dagher, économiste et professeur universitaire, a introduit le thème du colloque proposé par le Lebanese Center for Political Studies (LCPS) intitulé «Le modèle de l’État développemental et les défis pour le Liban». À travers une analyse comparative qui s’appuie, d’une part, sur le modèle africain – un exemple d’échec en termes de développement – et, d’autre part, sur le modèle Nord-Est asiatique qui illustre la réussite en matière d’industrialisation, les conférenciers ont relevé les multiples obstacles qui entravent tout effort de restructuration économique et politique au Liban. Pourquoi le Liban a-t-il échoué dans ses démarches de développement là où des pays, tels que la Corée et Taïwan, ont réussi ? Au-delà d’une analyse politique et économique pure, la réponse est à rechercher dans une réflexion de sociologie politique qui éclaire la notion de patrimonialisme tel que défini par le sociologue allemand Max Weber. Le dysfonctionnement politique et administratif au Liban a pour origine le type de rapports qu’entretiennent les élites politiques au Liban avec l’État, à savoir «un rapport de personnalisation à outrance du pouvoir et de gestion informelle des affaires publiques». Il s’agit là des caractéristiques majeures de «l’État patrimonial», rappellent les conférenciers, la finalité des élites patrimoniales n’étant pas le développement mais plutôt le «service de leurs membres». Cette confusion du public et du privé, combinée à des variantes de corruption, se trouve au cœur même du patrimonialisme, relève Jean- François Médard, de l’Institut d’études politiques de Bordeaux. Le patrimonialisme – on dira plutôt néopatrimonialisme puisqu’il vient se greffer sur des structures dites rationalisées – engendre le sous-développement dans la mesure «où il est contraire au développement économique». «On parle de patrimonialisme lorsque l’individu accède à la chose publique et utilise les biens publics comme s’ils étaient siens, comme s’il les a hérités». C’est la définition que propose Albert Dagher dans son allocution, en rappelant que dans la période de l’après- guerre, l’élite néopatrimoniale libanaise «a été incapable de construire un projet national». Elle n’a eu d’autre souci que «de servir ses agents propres». Par conséquent, le rapport de cette classe politique à l’administration est devenu un rapport «d’appropriation». L’intervenant rappelle en outre que cette période est également caractérisée par «une extension de la corruption et une politique de gaspillage, dont les conséquences ont été l’endettement». Le fait le plus évident reste toutefois «l’importance des ressources soustraites dans le système néopatrimonialiste (par l’élite politique), dans le but d’être réinvesties politiquement». En analysant la situation libanaise d’avant 1975, Michael Johnson, professeur à l’Université de Sussex et spécialiste du Liban, parle de «mafia» en qualifiant les politiciens qui gravitaient autour de l’État et accaparaient les ressources de ce dernier. Toutefois, dit-il, cette «mafia», qui était représentée par les principaux «zaïms» du pays, n’a pas pu combler le vide dû à l’absence de l’État. À partir de 1986, cette classe politique sera substituée par la bourgeoisie commerciale et financière. Et Albert Dagher de rappeler à son tour qu’«Élisabeth Picard (sociologue française) avait défini l’élite politique libanaise comme étant l’alliance entre les milices et les oligarchies financières». «L’administration libanaise a une fonction précise, celle de permettre aux élites politiques d’asseoir leur pouvoir en octroyant à leur clientèle des postes au sein de l’administration en contrepartie de leur allégeance», commente Adib Nehmé, sociologue et consultant au ministère des Affaires sociales. Il suffit d’observer le mode de fonctionnement du Conseil du Sud, caractérisé d’une part par un effort de redistribution des ressources et d’autre part par la corruption, pour comprendre le système, dit-il. «Ainsi 50 % des fonds de ce Conseil sont affectés à des services publics dans un but de clientélisme politique, l’autre moitié étant happée par la corruption». Cette nouvelle forme de patrimonialisme est d’autant plus dangereuse que les personnes actuellement au pouvoir évoquent inlassablement la notion «de constantes nationales qui expriment un certain équilibre de fait, parrainé et consolidé par les Syriens», fait remarquer M. Nehmé. « L’investissement partisan » Christophe Ingels, un autre spécialiste du Liban, évoque «l’investissement partisan» qui n’est plus exclusivement clientéliste. «Tout comme Nabih Berry a investi certaines instances administratives par le placement de ses hommes, notamment au Conseil du Sud, qui regroupe principalement des “amalistes”, Walid Joumblatt a investi les structures du ministère des Déplacés également de manière patrimoniale», explique Christophe Ingels. En outre, souligne l’intervenant, si la stratégie de Rafic Hariri vise les hautes sphères économiques et financières par la désignation d’une élite managériale, celle de Nabih Berry mise, par contre, sur la mobilisation populaire. Un phénomène qu’il qualifie de «stratégie concurrentielle de prise de pouvoir dans l’administration publique». Toutefois, le dysfonctionnement administratif n’est pas le seul mis en cause dans l’échec du processus de développement. L’absence d’une politique industrielle bien définie et d’une vision économique globale est en à l’origine de la faillite des différentes politiques mises en œuvre. Caractérisé par une politique industrielle agressive et un soutien efficace par l’État au secteur industriel, l’État développemental, tel qu’observé en Asie du Nord-Est, s’impose comme modèle de référence. «Il s’agit d’une troisième voie de développement qui s’est faite dans le rejet du libéralisme béat et passif, et dans le rejet des démarches protectionnistes prisées par le reste des pays en voie de développement, souligne M. Dagher. Cette démarche a associé l’ouverture économique à une présence forte de l’État». Le succès des États Nord-Est asiatiques est assurément dû à leur capacité à accéder aux marchés internationaux, rappelle Sanjaya Lall, de l’Université d’Oxford. «Il est indispensable, dit-il, de définir une vision claire de son économie et de préparer le terrain en termes d’investissements». Ce constat ne manquera pas de susciter les commentaires de l’ancien ministre des Finances, Georges Corm, invité à participer, une table ronde sur les potentiels de développement économique au Liban, au regard des politiques de développement adoptées en Asie du Nord-Est. «Le Liban souffre précisément d’une absence de vision. C’est une vision étroite de l’économie qui a été plutôt privilégiée. Le Liban a ainsi été transformé en un secteur commercial et bancaire exclusivement. Par conséquent, il n’a pas réussi à diversifier son économie. Le secteur industriel a été délibérément étouffé», a affirmé le ministre. M. Corm a en outre préconisé un rôle plus actif pour l’Association des industriels ainsi que pour les acteurs économiques en présence, en insistant sur la nécessité «d’assurer la redistribution des richesses et du pouvoir économique au Liban». Un espace « partitionné » Les deux derniers intervenants, Eric Verdeil et Fouad Awada, expliqueront, tour à tour, comment l’urbanisme et l’aménagement du territoire constituent également un facteur important de développement. Eric Verdeil, chercheur au Cermoc, a démontré, lors de son intervention, comment 40 ans de projets au Liban ont été mis au service du tertiaire. Le plan urbaniste de 1977 a privilégié une reconstruction axée sur Beyrouth, favorisant ainsi le commerce et les finances comme secteurs économiques, dit-il. Un schéma que l’on a vu ressurgir dans le Liban de l’après-guerre. «L’aménagement du territoire vise à assurer la stabilité sociale», note Fouad Awada, responsable au sein de l’Institut d’aménagement et d’urbanisme de la Région d’Île-de-France. La politique de reconstruction du centre-ville était indispensable, dit-il, mais à partir de 1998, il y a eu un épuisement des ressources. L’expert réprouve en outre la vision dichotomique, qui fait la différence entre ce qu’il appelle «le vil et le noble». Elle se traduit par un mépris de certains secteurs, tels que le secteur agricole, l’artisanat ou le tourisme, au bénéfice des secteurs commerciaux et financiers. «L’espace au Liban est “partitionné”», affirme M. Awada. «Tout ce qui peut favoriser l’unité du pays et l’autonomisation de l’urbanisme va dans le sens contraire», ajoute l’expert en expliquant qu’un industriel du Kesrouan par exemple n’ira jamais à Baalbeck pour investir. Et le directeur du LCPS, Sélim Nasr, de conclure en affirmant que le Liban se trouve devant «deux devenirs» : son administration et sa situation peuvent dégénérer davantage vers une situation à l’africaine avec une aggravation de la crise actuelle et un effondrement social, ce qui entraînera la dissolution pure et simple de l’État. L’autre alternative est celle de l’État développemental asiatique, disposant d’une administration hautement qualifiée et efficace, prometteuse de développement continu et de l’accès de notre pays à l’industrialisation. «Nous avons besoin d’une vision d’ensemble et d’idées neuves, et non pas de politiques de raccommodement. Pour cela, il faudra une réelle volonté politique pour briser un certain nombre d’obstacles au développement et sortir le Liban de cette situation». Jeanine JALKH
«On sait, on sent que ça va mal. Mais on ne sait pas quoi proposer faute de modèle de référence. Ce modèle pourrait être l’État “développemental” du Nord-Est asiatique». C’est en ces termes qu’Albert Dagher, économiste et professeur universitaire, a introduit le thème du colloque proposé par le Lebanese Center for Political Studies (LCPS) intitulé «Le modèle de l’État...