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Actualités - CONFERENCES ET SEMINAIRES

Conférence - Entre besoin de reconnaissance et pragmatisme - Edward Saïd et Yossi Beilin définissent les termes d’une paix juste

Qu’est-ce qu’une paix juste ? En apparence, la question posée il y a quelques jours par l’Université de Genève à cinq experts en relations internationales est des plus simples. Seulement, c’est compter sans la subjectivité et les expériences de chacun. Peut-on, doit-on lier paix et justice ? Est-il même possible de qualifier le terme de «paix» ? Bonne, mauvaise, juste, injuste, imparfaite, totale ou distributive, tout est relatif, se sont accordés les intervenants, aux approches très opposées mais toujours complémentaires. Parmi ces personnalités, Edward Saïd, professeur de littérature comparée à la Columbia University de New York, et Yossi Beilin, ancien ministre israélien. À l’horizon : un débat dans le débat qui en a réjoui plus d’un de par sa dimension tant réaliste que profondément humaine. Deux soirées durant, la question est restée présente dans les esprits des conférenciers et dans celui des quelque 1 500 auditeurs qui se sont pressés dans le bâtiment Dufour de l’Université de Genève. Tout un symbole pour cette ville qui cherche à réaffirmer son statut de ville de paix. Ne serait-ce qu’au nom des conventions signées dans ses murs... et avec une pensée à un Genevois, premier prix Nobel de la paix en 1901 : Henry Dunant. Au-delà du symbolisme, c’est pour célébrer ce centenaire que deux universitaires, Pierre Allan, professeur de sciences politiques, et Alexis Keller, professeur de philosophie du droit – eux-mêmes en désaccord sur la définition de «paix juste» ! –, ont souhaité une table ronde non conjoncturelle sur le thème : «Qu’est-ce qu’une paix juste ?» C’est Yossi Beilin qui entame les discussions et donne immédiatement une dimension très concrète au débat à venir. Visiblement ému, il explique «qu’il n’est pas facile pour lui d’être en dehors d’Israël» alors même qu’il commémore le sixième anniversaire de la mort de Yitzhak Rabin. Encore un symbole, pour ceux qui, comme lui, se sont investis dans le processus d’Oslo. Yossi Beilin développe son argumentation autour de deux idées fondamentales qui définissent la résolution d’un conflit. Il revient en premier lieu sur la dimension d’injustice ressentie lors de paix imposées. Pour illustrer son propos, l’ancien ministre de la Justice évoque la pax romana, la domination d’un prince sur son seul rival direct (et l’ensemble de ses sujets), ou encore les importantes réparations de guerre exigées à la fin de la Première Guerre mondiale. Imposée au vaincu, cette «période sans guerre» ne reflétait aucune notion de justice. Le sentiment d’injustice, inhérent à ce genre de situations, introduit le deuxième thème de la présentation de Yossi Beilin : la notion de relativité dans la perception de la justice. Ramenant le propos à l’exemple qu’il connaît le mieux, le travailliste rappelle, en parlant du conflit israélo-arabe, «notre capacité à rater les occasions de faire la paix. À chaque tentative, une partie ou l’autre a trouvé préférable de rejeter ce qu’elle estimait injuste, parce qu’elle pensait mériter plus». Et de résumer : «La paix ne peut être la paix que s’il n’y a pas d’injustice, mais ceci reste très relatif. Il y aura toujours un élément d’injustice. Et pourtant rien n’est moins juste que la guerre». « Une profonde irréconciliation » Attendu comme l’événement de cette table ronde, Edward Saïd prend la parole. Il rappelle son constant intérêt, à travers la littérature, pour les phénomènes de conquête et de dépossession ainsi que pour les processus de libération. Il énumère : Inde et Pakistan, Irlande et Grande-Bretagne, Palestine et Israël, tous se déchirent pour des territoires qu’ils partagent. Et dans chaque cas existe une asymétrie dans les pouvoirs. Il se souvient de la guerre d’indépendance sioniste qui le pousse, à douze ans, vers l’exil et un «cycle de la dépossession» de génération en génération. Pour anéantir les inévitables schémas réducteurs et dépasser ces situations de bipolarité, Edward Saïd demande de «penser dans les termes de l’expérience de l’autre, en plus de sa propre expérience. De prendre pour base l’expérience humaine parce que l’histoire humaine est faite de nous tous : nous avons la capacité de la comprendre parce que c’est nous qui l’avons faite». Passant, lui aussi, au cas particulier, il explique que le nœud du conflit israélo-palestinien est à trouver dans «une profonde irréconciliation des deux expériences : l’une faite de dépossession, l’autre de construction d’un État. La création d’Israël est le résultat de notre déplacement. Et le processus d’Oslo n’a jamais abordé ce problème ou celui des réfugiés». Et d’ajouter : «Pour beaucoup de Palestiniens, la paix a un sens assez sinistre». Ceci explique le rejet palestinien du plan Clinton, avancé plus tard par Beilin pendant le débat qui suivra. Orateur d’exception, Edward Saïd poursuit sur sa lancée : «La séparation a acquis une vie à elle et développé deux rêves opposés : une mémoire nouvelle et une mémoire orientée vers un passé à ressusciter. Cette situation mène à une distorsion du futur». Et de résumer son argumentation avec quatre éléments. Il y a d’abord l’impossibilité de penser séparément ces deux histoires durablement entremêlées. «L’injustice faite aux Palestiniens et l’Holocauste sont constitutives de ce conflit». En second lieu, une conscience de l’histoire qui ne s’exprime pas en dépit de l’histoire doit animer les deux peuples. Troisièmement, le développement d’institutions séculaires et de deux États séparés et égaux (le droit au retour ne pouvant se limiter aux seuls juifs) est primordial. Enfin, l’éducation doit jouer un rôle crucial : «Apprendre l’autre et son histoire pour aller vers une dynamique basée sur l’expérience. Et d’anticiper : Utopique ? Alors, montrez-moi ce que nous avons d’autre pour une paix juste !» Plus de morale Les applaudissements résonnent dans l’auditoire. Le visage creusé, Edward Saïd retourne s’asseoir. Fatigué. Rongé par la maladie. Pourtant, le débat ne fait que commencer. Et, sur fond de paix juste, c’est le conflit israélo-palestinien qui va dès lors mobiliser les esprits. Mélangeant émotions et pragmatisme, les réactions fusent d’un côté à l’autre de la table. Yossi Beilin réagit. Sort timidement de sa réserve. Il dit combien il apprécie la présentation de son vis-à-vis, sa persévérance au fil des ans ainsi que la détresse qu’il décrit, tout en soulignant la relativité de la notion d’injustice. Refusant d’entrer sur le terrain émotionnel, il enchaîne, non sans avoir rappelé que c’est la communauté internationale qui a permis la création de l’État d’Israël en 1948. Et de s’enflammer : «Il est temps d’admettre les erreurs de nos peuples respectifs et d’avancer vers la paix qui ne peut être qu’un compromis éloigné de notre rêve que nous ne réaliserons pas». «Votre sens de l’histoire me stupéfait», lance un Edward Saïd concentré à l’excès, ses mains virevoltant pour prolonger son raisonnement. «Je ne peux que m’étonner quand vous dites qu’Israël est le résultat de l’Holocauste. Je ne sais pas où mes ancêtres étaient il y a deux mille ans. Seulement, l’histoire moderne du problème palestinien est liée à l’idée que les juifs européens pouvaient réclamer cette terre comme celle de leurs ancêtres. C’est Balfour qui a promis ça. Je comprends un appel organique, mais pourquoi serait-ce une catastrophe pour un autre peuple sans proposer de remède approprié ? Il n’est pas possible de revenir à 1948, mais les Palestiniens ont besoin de reconnaissance. Je ne demande pas des excuses, mais qu’il soit dit ce qui s’est passé, qu’une société a été construite sur les ruines d’une autre. Aucun gouvernement israélien ne l’a fait. Ceci est pourtant une composante d’une paix juste. Vous voulez que le monde entier se rappelle votre tragédie, vous devez reconnaître celle du peuple palestinien. Votre histoire fait partie de la sienne». Paradigme de paix Cette table ronde a montré qu’un accord sur des principes fondateurs est envisageable. Même si la procédure varie sur le fond. D’un côté «la paix, enfin», imaginée par Yossi Beilin, serait une paix réclamant la qualification de «juste» pour ne plus laisser de champ à ceux qui choisissent d’invoquer des imperfections. De l’autre, une paix juste, voulue par Edward Saïd, qui se construirait sur un impératif besoin de reconnaissance. À l’heure actuelle, il apparaît que chaque État décline et définit encore la paix juste sous des formes aussi diverses qu’imparfaites. Et, à n’en pas douter, nous – en tant que communauté internationale, État ou individu – nous trouvons devant un choix aussi fondamental que vital : rester dans l’ornière ou nous dépasser en définissant – en commun – un paradigme de paix juste, fondé sur la notion de «justice distributive». Un plus petit dénominateur commun.
Qu’est-ce qu’une paix juste ? En apparence, la question posée il y a quelques jours par l’Université de Genève à cinq experts en relations internationales est des plus simples. Seulement, c’est compter sans la subjectivité et les expériences de chacun. Peut-on, doit-on lier paix et justice ? Est-il même possible de qualifier le terme de «paix» ? Bonne, mauvaise, juste, injuste, imparfaite, totale ou distributive, tout est relatif, se sont accordés les intervenants, aux approches très opposées mais toujours complémentaires. Parmi ces personnalités, Edward Saïd, professeur de littérature comparée à la Columbia University de New York, et Yossi Beilin, ancien ministre israélien. À l’horizon : un débat dans le débat qui en a réjoui plus d’un de par sa dimension tant réaliste que profondément humaine. Deux...