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Actualités - CHRONOLOGIES

Al-Kasaba : les trois coups du théâtre de l’intifada

Un halo de lumière blafard s’étire et s’épuise sur des dunes de journaux dispersés sur un désert de scène. L’insolite piano d’Érik Satie divague sur fond de bourdonnements d’hélicoptères. Péniblement, des mains puis des bras surgissent des amas de pages froissées comme des revenants de leurs tombeaux. Brandis vers l’obscurité qui s’élargit, les mains crispées se figent, les corps à peine devinés, étouffés dans un dernier cri. Brutalement, le silence. Serré, dense, prêt à s’effondrer en applaudissement. Pour le monde extérieur, les Palestiniens ne sont que des infos. Entre les lignes pourtant, en filigrane, se vivent de véritables drames. Des individus qui luttent sans relâche pour leur identité et leur survie. Le directeur artistique du théâtre al-Kasaba, Abed al-Jubeh, n’élabore pas davantage. Son intention n’est pas de s’apitoyer sur le sort de son peuple. Il secoue nerveusement sa montre, roule minutieusement une cigarette et enchaîne, de l’émotion à l’inspiration. «Je veux désormais que ce théâtre reflète l’expérience réelle des Palestiniens. Qu’il aborde des enjeux et des situations reliées au vécu, à l’urgence, à la tragédie de notre peuple. Il faut qu’une véritable alliance se crée entre nous et le public que nous représentons». Théâtre-vérité, théâtre enraciné, théâtre engagé. Telle est la tournure qu’a prise l’institution al-Kasaba depuis le déclenchement de la seconde intifada. Rattrapé par les conjonctures politiques, l’établissement culturel rendu célèbre depuis plus de trente ans pour ses productions cosmopolites – du Caligula de Camus à Bab el-Shams d’Élias Khoury – et ses spectacles hauts en couleur, a décidé de suspendre son programme classique et de mettre ses pendules à l’heure du conflit israélo-palestinien. «Nous ne pouvions pas jouer aux aveugles et ignorer ce qui se déroulait en dehors du théâtre. C’est pourquoi nous avons complètement modifié le calendrier prévu et opté pour un nouveau format artistique. C’est notre contribution à l’intifada», affirme Abed al-Jubeh. Une mission-suicide En guise de solidarité donc, les membres de la troupe al-Kasaba – établie depuis peu à Ramallah – offrent gratuitement des soirées culturelles calquées sur le modèle cabaret-improvisation à une audience en mal de divertissement. Chaque semaine, la dizaine d’acteurs enfilent leur costume d’auteur et composent des sketchs à caractère personnel et insolite, qu’ils reprennent ensuite sur scène – le temps de brûler une heure de créativité – pour immédiatement se concentrer sur le scénario suivant. Une véritable mission-suicide, selon Nizar Zubi, qui en est à sa dixième mise en scène depuis six mois. «Tenter de faire preuve à la fois d’organisation, d’innovation et de sens esthétique à chaque occasion, c’est quasi un tour de force. Chaque représentation est l’aboutissement d’une lutte acharnée, d’une détermination soutenue. En plus de la course contre l’horloge, nous sommes également soumis aux contraintes de circulation. Les répétitions sont régulièrement retardées ou tout simplement handicapées par l’absence d’un membre bloqué aux barrages de sécurité», affirme-t-il. Aussi intolérable soit-elle, la situation actuelle ne demeure pas moins un réservoir à réflexions, imaginations et impulsions des plus bigarrées, toutes susceptibles d’être traduites en numéros de théâtre aux effets plutôt étonnants. Dans Histoires sous occupation, un collage de monologues qui conjugue le malheur palestinien sous plusieurs modes, un couple de jeunes amoureux se retrouve en tête à tête pour échanger allègrement leur passion des cartouches : de caoutchouc, de plomb, d’acier, 500mm, 800mm... Un vieil homme, installé sur les ruines de sa maison rasée, dresse le bilan des derniers désastres à ses parents inquiets à l’autre bout du fil, remâchant gaiement et inlassablement les «Hamdellah, ana bi kheir» (Grâce à Dieu, je vais bien)... Un adepte de cinéma, persuadé que Jean-Claude Van Damm joue actuellement à Jérusalem, se rend sur place où il croit débarquer en plein plateau de tournage. Le seuil de la mosquée al-Aqsa est investi par une foule de figurants. Des gamins survoltés lancent des pierres à des colonnes de soldats qui répliquent par des tirs. On lui annonce soudainement l’arrivée de Sharon... «Sharon Stone ?», s’écrie-t-il avant de s’écrouler, blessé. ÇLa vie est devenue à un tel point surréaliste que toute déviation ou exagération devient presque crédible, pense Nizar, qui se plaît à combiner humour, sarcasme et drame dans les pièces qu’il incarne. C’est simple, nous ressentons au quotidien ce que nous interprétons sur scène. Le théâtre est utilisé comme une forme alternative de résistance. La tentative entêtée de continuer à vivre malgré les circonstances troublantes est déjà une forme de victoire exceptionnelle». Al-Kasaba a ainsi donné, dans l’année écoulée, plus de 200 représentations théâtrales dans les écoles de Cisjordanie et de Gaza. L’Administration a également mis sur pied une salle de cinéma – la seule du genre dans les territoires autonomes – qui offre actuellement un choix de films grand public, presque exclusivement américains, mais dont l’objectif est d’en faire éventuellement une cinémathèque. Éreinté par les derniers mois de création intensive, Abed al-Jubeh est sur le point d’amorcer une nouvelle étape dans le parcours d’al-Kasaba. Suite aux deux séances scéniques jouées pendant la semaine de la Nakba, le directeur artistique compte engager ses comédiens dans une voie un peu moins versatile. En coopération avec le Royal Court Theater de Londres, deux productions plus étoffées devraient être réalisées prochainement à partir du matériel cumulé au cours des soirées culturelles précédentes. Histoires d’une occupation sera également retouchée avant de participer au Festival international de théâtre de Londres (LIFT) au cours de la saison estivale. En attendant le virage artistique toutefois, Nizar gave ses cendriers d’idées fumantes, mais rapidement consumées. L’approche du spectacle d’al-Nakba le mine presque autant que la mémoire de l’événement originel – la Nakba – soulève la colère des Palestiniens. ÇNous vivons la Nakba depuis le début de notre histoire. C’est un épisode sans fin, qui ne cesse de rappeler la souffrance du peuple palestinien. L’exil est la première et seule image qui me vient à l’esprit. Je vois des files de gens qui marchent, qui marchent et qui marchent encore... Toujours sur place, toujours en rond».
Un halo de lumière blafard s’étire et s’épuise sur des dunes de journaux dispersés sur un désert de scène. L’insolite piano d’Érik Satie divague sur fond de bourdonnements d’hélicoptères. Péniblement, des mains puis des bras surgissent des amas de pages froissées comme des revenants de leurs tombeaux. Brandis vers l’obscurité qui s’élargit, les mains crispées se figent, les corps à peine devinés, étouffés dans un dernier cri. Brutalement, le silence. Serré, dense, prêt à s’effondrer en applaudissement. Pour le monde extérieur, les Palestiniens ne sont que des infos. Entre les lignes pourtant, en filigrane, se vivent de véritables drames. Des individus qui luttent sans relâche pour leur identité et leur survie. Le directeur artistique du théâtre al-Kasaba, Abed al-Jubeh, n’élabore pas...