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Actualités - OPINION

REGARD - Paul Guiragossian, Jean-Marc Nahas , Alain Tasso Nudité d'encre

Quel plaisir de retrouver, après une si longue absence, le pinceau dessinateur de Paul Guiragossian, cette suprême adresse de la main et de l’œil dans le maniement de l’encre de chine et de l’aquarelle, même dans des thèmes évangéliques : le bon Samaritain, l’Enfant prodigue, la fuite en Égypte, etc. Sur chaque thème, plusieurs variations qui révèlent le procès de création de Guiragossian, sa manière de revenir sur son sujet, de l’aborder de plusieurs angles, dans plus d’un cadrage, comme s’il cherchait à se familiariser progressivement avec lui, à en explorer toutes les possibilités avant d’opter pour une version provisoirement définitive sans pour autant que les versions antérieures, essais et erreurs, en soient frappées de caducité, au contraire. Le travail de Paul Guiragossian, cent fois sur le métier remettant son ouvrage, ressemble fort à cette suite de dessins du bon Samaritain où celui-ci cherche à charger le malade sur sa monture : on le voit de dos, arc-bouté, peinant, tirant, poussant, tout en concentration d’esprit et tension de corps. Ou encore à la suite de l’Enfant prodigue où les rapports du père et du fils, leurs positions, leurs postures, leurs âges respectifs, leurs gestes, leurs visages changent tout le temps, à la recherche de cet instant de grâce où tout, soudain, l’idée, la vision, le dessin, tombe juste. Tel ce chef-d’œuvre étonnant d’autorité plastique et de profondeur humaine, avec l’extraordinaire composition des figures tournantes des talmudistes écoutant l’enfant Jésus interpréter un texte : du profil à la frontalité, de l’avant-plan à l’arrière-plan, de la précision à la fluidité, de la sévérité à la spiritualité des visages. Il faudrait commenter chaque dessin, chaque trouvaille, telle cette fuite en Égypte où chaque coup de pinceau semble animé de l’esprit de fuite, ou cette Annonciation à Marie où l’ange Gabriel plane en l’air, tel un souffle léger venu d’ailleurs, un chuchotement dans l’oreille, comme si Paul Guiragossian avait superposé la scène de l’Annonciation à celle de l’expérience d’écoute divine du prophète Élie. Dommage que cette belle et riche exposition, une si rare et précieuse leçon de maîtrise dans le maniement du pinceau, de fraîcheur d’imagination, de liberté et d’invention iconographiques ait duré si peu longtemps (Église évangélique nationale). Tragiques et Risibles Aux antipodes de Guiragossian, les dessins de Jean-Marc Nahas, avec cet air de jeter sur le papier, dans l’urgence, ce que son œil capte : contrebassistes, saxophonistes, pianistes, ou ce que son imagination, toujours perverse polymorphe, invente pour se défouler d’une très ancienne colère. Même quand il trace un portrait, serait-il le plus anodin du monde, il le fait d’une manière profondément humaine et caricaturale à la fois : les êtres nahassiens sont à la fois sérieux, trop sérieux, et dérisoires, très dérisoires, tragiques et risibles comme la condition humaine elle-même. Au point qu’on se dit que Nahas exerce son ironie autant contre lui-même que contre les autres et qu’ils sont tous ses frères, ses semblables, ses doubles, ses alter ego et les nôtres. À la fois ancrés dans l’existence et fort déstabilisés. L’exposition au CCF de Deir el-Kamar, dans un patio du palais de l’émir Fakhreddine qui vaut à lui seul le déplacement, comporte surtout des dessins marouflés quatre à quatre sur toile. Bien que ses dessins puissent parfaitement tenir le coup sans cela, Nahas les dissimule parfois aussi derrière un papier semi-transparent pour obtenir des effets d’estompage, de matière et de texture, comme si ces manipulations, cette cuisine d’atelier conféraient un plus ou un bonus, comme s’il redoutait que les dessins ne fussent pas suffisants dans leur nudité d’encre, à l’instar de ceux de Guiragossian. La Proximité du Silence En revanche, cette clarté et cette simplicité de cartes sur tables se retrouvent chez Alain Tasso qui est en train d’évoluer d’une manière très heureuse. (Galerie Épreuve d’artiste) Au début, on se disait que ses poèmes et ses calligraphies étaient des caprices d’enfant gâté. Et puis l’enfant gâté s’est avéré être un bûcheur, impliqué dans une véritable recherche qui s’approfondit toujours plus en se spiritualisant dans ses poèmes comme dans ses œuvres plastiques. L’exposition actuelle (encres de Chine et acryliques) montre son passage des calligraphies arabisantes à un registre tout autre, plus «zen» (en un sens très général) si l’on veut. Souvent, c’est la découverte d’une technique nouvelle, d’un instrument nouveau qui détermine des avancées importantes dans l’œuvre d’un artiste, en lui ouvrant des possibilités nouvelles. Ici, c’est la découverte d’un feutre spécial qui permet à Tasso de jouer du large et du pointu, du chargé et de l’allégé, et de multiplier les formes récurrentes. Mais c’est à l’aide d’un carré de carton qu’il dessine les carrés et les rectangles tantôt noirs, tantôt gris qu’il distribue habilement le long d’un mât central plus ou moins virtuel, tel le gréement d’un navire de l’esprit ou la frondaison d’un arbre de vie. C’est là une voie où l’on aboutit assez vite à une souveraine sobriété où trois ou quatre tracés positionnés avec justesse sur le blanc du papier, qui joue alors un rôle aussi important que le noir du dessin, suffisent, par leur subtil équilibre ou leur déséquilibre, à suggérer l’inexprimable, à désigner, comme un doigt pointé vers la lune, l’indicible. Comparées aux premières œuvres de la suite des gréements (tels des drapeaux de prière tibétains), les dernières ont perdu toute volubilité en perdant leur axe central ou leur cordon ombilical et se contentent d’une ou de deux «syllabes» visuelles réitérées : l’extrême tension de l’expression est sœur du silence. C’est dans cette proximité du silence que Tasso va devoir œuvrer désormais, s’il veut pousser son expérience jusqu’au bout.
Quel plaisir de retrouver, après une si longue absence, le pinceau dessinateur de Paul Guiragossian, cette suprême adresse de la main et de l’œil dans le maniement de l’encre de chine et de l’aquarelle, même dans des thèmes évangéliques : le bon Samaritain, l’Enfant prodigue, la fuite en Égypte, etc. Sur chaque thème, plusieurs variations qui révèlent le procès de création...