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Actualités - OPINION

Regard - Etel Adnan : peindre des ponts : New York - Paris Haïku

Peindre des ponts : quelle drôle d’idée alors qu’on les détruit, les ponts, et à coups de bombes. Ou plutôt quelle bonne idée, quelle idée prémonitoire, bien que les ponts peints soient ceux de Paris et de New York et non ceux de Belgrade et de Novi Sad, les ponts des bombardeurs, non les ponts bombardés protégés en musique par une marée humaine. Mais un pont est un pont, qu’il soit à Paris ou à Belgrade, qu’il s’affiche à la une des journaux parce qu’il est envahi par la foule pour l’empêcher d’être pris pour cible ou pour admirer les sculptures géantes venues d’Afrique du Sénégalais Ousmane Sow. Un pont est un pont, geste architectural symbolique par excellence, main tendue franchissant l’espace pour joindre, rallier, relier deux rives opposées, au propre et au figuré, tel Le pont sur la Drina, fameux roman qui révéla au monde, en son temps, la littérature yougoslave. Le pont, c’est la religion qui fait communiquer l’ici-bas et l’au-delà, d’où le titre de «pontifex», faiseur de ponts, des grands sacerdotes romains, titre repris d’ailleurs par le pape, Souverain Pontife. Le pont, c’est le passage, la traversée vers l’ailleurs : la poésie. Les poètes le disent : beaucoup d’eau, calme ou agitée, lente ou rapide, la vie elle-même, coule sous les ponts imperturbables qui savent, encore mieux que les poètes, les philosophes, les savants et les peintres que leurs piliers se baignent et ne se baignent pas dans le même courant. Peintre, écrivain, poète, vivant en alternance à Paris, New York, Beyrouth et Sausalito, Etel Adnan (née à Beyrouth en 1925) ne pouvait qu’être sensible à la fascination des ponts puisqu’elle est elle-même un pont vivant entre deux civilisations, trois cultures et plusieurs modes d’expression : une de ses œuvres ornées d’écritures arabes vient de paraître sur la couverture d’une anthologie picturale aux États-Unis, une de ses pièces est jouée à Paris tandis qu’elle expose ses aquarelles et encres de Chine à Beyrouth. Sensible aux ponts et donc à l’eau, elle ne pouvait choisir médiums plus adéquats pour tracer au pinceau épais, d’une gestuelle ferme, rapide, nerveuse et libre, les signes elliptiques d’une écriture du paysage architectural et urbain, calligraphie économique, minimale qui suggère plus qu’elle n’explicite les formes et qui, cependant, dit tout, c’est-à-dire l’essentiel : l’arche, le tablier, les piliers, la liquidité de l’eau, les reflets du soleil, les nuages, le ciel, l’espace. Tout l’art d’Etel Adnan, dans cette exposition thématique, tient au jeu du vide et des formes, à l’équilibre dynamique du blanc du papier de riz du Japon ou du Canson et du noir de l’encre de Chine, les formes révélant le vide vibratile, le vide exaltant les formes énergétiques. Exactement comme dans la peinture sino-japonaise, la peinture zen où un coup de pinceau suffit presque à camper un panorama, en tout cas à nous le faire sentir de l’intérieur. Etel Adnan s’adonne là, avec une simplicité intense et virtuose à la fois, à des exercices de haïku visuels. Le haïku, où il faut tout dire en 17 syllabes, constate plus qu’il ne décrit et le fait de la façon la plus concise, la moins littéraire ou rhétorique possible. Etel Adnan épouse cette démarche d’expression épurée de l’essentiel sans pour autant tomber dans l’épure. Ce qui l’en empêche, c’est sans doute le don inné de saisir et d’instituer par intuition la qualité poétique de certains rapports entre l’espace et ce qui vient le hanter, droites, courbes, cercles, zigzags, toute une géométrie du cœur plutôt qu’une topologie de la raison. Deux tapisseries hautes en couleurs, tissées à dix années d’intervalle, en Californie en 1989 et à Aubusson en 1999, complètent cet envoi : l’une, au point grossier, articulée en puzzle solide, l’autre, au point plus fin, composée plus librement avec des teintes franches, pures, saturées sur un fond gris transparent d’une fluidité aqueuse avec des effets de mouillures et d’auréoles assez insolites en tapisserie. Très décorative, elles possèdent une forte présence murale qui n’empêche cependant pas de rêver, si l’on veut. (Galerie Janine Rubeiz).
Peindre des ponts : quelle drôle d’idée alors qu’on les détruit, les ponts, et à coups de bombes. Ou plutôt quelle bonne idée, quelle idée prémonitoire, bien que les ponts peints soient ceux de Paris et de New York et non ceux de Belgrade et de Novi Sad, les ponts des bombardeurs, non les ponts bombardés protégés en musique par une marée humaine. Mais un pont est un pont, qu’il...