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Société - Une passoire appelée frontière Travailleurs au noir : le piège libanais (photos)
Par HAGE Anne Marie, le 21 août 1999 à 00h00
Ibrahim a 24 ans. Il vient de Tanta, village du delta du Nil, en Égypte, où il vivait avec les siens dans la misère. Il travaille actuellement au noir dans une imprimerie de la banlieue de Beyrouth. Salaire mensuel : 350 dollars, grâce à un labeur acharné récompensé par un employeur compatissant ; salaire par ailleurs considéré comme excellent en milieu ouvrier. La détresse d’Ibrahim reste pourtant grande car, entré clandestinement au Liban, il n’a ni carte de séjour ni permis de travail lui permettant de vivre décemment. Et même son patron, concerné par son problème, n’est pas parvenu à faire régulariser sa situation précaire. Alors, comme beaucoup de ses compatriotes, Ibrahim vit quasiment cloîtré dans un logement de fortune assuré par son employeur sur son lieu de travail et ne se déplace que s’il y est contraint, rarement à l’extérieur de son quartier. Il vit dans la peur maladive de se faire prendre par la police car, autour de lui, on parle de sévices exercés à l’encontre des clandestins, sans compter le jugement, l’amende de 100 000 livres et le renvoi au pays. Mais, de retour en Égypte, il n’est pas question pour Ibrahim, du moins pas pour le moment. Il avait placé tous ses espoirs dans ce voyage au Liban pour améliorer sa condition financière, et voilà que l’aventure s’est transformée en un cauchemar dont il n’entrevoit pas encore la fin, car toutes les issues pour s’en sortir semblent bloquées ou trop coûteuses. Une traversée risquée Cela a commencé il y a presque un an dans son village où une connaissance lui fait miroiter une vie facile et agréable au Liban. Connaissance qui s’avère être un passeur, et qui prend dans ses filets Ibrahim et plusieurs jeunes gens du village, dont l’âge varie entre 20 et 30 ans. Pour 1 000 dollars par passager, leur promet-il, non seulement il leur assure le déplacement jusqu’au Liban, mais aussi les papiers officiels permettant de résider et de travailler dans le pays. Nulle hésitation pour ces jeunes gens, qui s’endettent pour payer la somme convenue, d’autant plus que l’obtention d’un visa de travail à partir de l’Égypte est mirage impossible pour un ouvrier, à moins d’être personnellement sollicité depuis l’étranger. Ibrahim et ses compagnons sont alors conduits par avion en Syrie, où il leur est permis de rentrer et de résider en toute liberté pendant 3 mois renouvelables. Mais pour passer la frontière libanaise, c’est une autre affaire. Et le voyage se transforme en un périple dangereux et hasardeux. En effet, la voiture qui doit emmener les voyageurs au Liban les dépose à 200 mètres environ du poste frontière de Wadi Khaled. Guidés par deux passeurs, l’un égyptien et l’autre syrien, ils contournent le passage à pied. Ils parcourent ainsi quelques centaines de mètres à pied, le cœur dans les talons, mais persuadés au fond d’eux-mêmes de la complicité des douaniers syriens et libanais, qui percevraient 200 dollars par personne, comme on leur a laissé croire. Une fois au Liban, Ibrahim est abandonné par son passeur, sans aucun papier officiel. Il parvient néanmoins à trouver un travail où il se distingue par son sérieux et son acharnement. Au bout de 10 mois, il réussit à éponger ses dettes et envoie de l’argent à sa famille pour «réserver» sa promise, mais l’argent est aussitôt dilapidé par son père. La malchance semble poursuivre le jeune homme et son employeur commence à perdre patience, car il n’arrive pas à régulariser sa situation, malgré les promesses de certains fonctionnaires, et il commence à craindre les sanctions officielles. Ibrahim n’a plus le choix. Il n’a qu’un seul moyen d’obtenir des papiers en règle. C’est de faire le même parcours en sens inverse. C’est-à-dire regagner la Syrie clandestinement, par l’intermédiaire des passeurs, puis l’Égypte, et attendre que son employeur le demande par la voie officielle. Opération qui coûterait la coquette somme de 2 800 dollars, sans compter le risque couru au poste frontière. Des passeurs esclavagistes Des Ibrahim, il y en a des tas au Liban, venant principalement d’Égypte, mais aussi du Soudan, d’Irak ou d’Extrême-Orient. Certains passeurs utilisent même le Liban comme voie de transit pour diriger les clandestins, principalement kurdes et irakiens, vers l’Europe ou l’Amérique. Au moins 10 000 Égyptiens clandestins vivraient sur le sol libanais, selon le témoignage d’Ibrahim. Mais aucun chiffre officiel n’est disponible, la Sûreté générale ayant choisi de se montrer discrète sur la question. Une source fiable du Akkar retrace le problème de l’immigration clandestine. Celle-ci a débuté en 1975, avec la guerre, et a connu des jours fastes en 1992, puis en 1994 et 1995, périodes qui voient les autorités officielles réagir et mettre en place les barrages. C’est alors que 3 000 travailleurs sans papier sont jugés et renvoyés dans leur pays, le jugement consistant en une amende de 100 000 LL, le plus souvent allégée, en une peine d’un mois de prison, ainsi qu’une interdiction de séjour de 5 ans. Quant aux frais de retour au pays, ils sont assumés par le gouvernement libanais ou par l’ambassade concernée. Depuis l’année 1997, un millier de clandestins parviennent encore à pénétrer chaque année, alors que, précédemment, le chiffre estimé était de 1 000 personnes par semaine. Les passeurs sont principalement libanais, mais aussi égyptiens et syriens. Les filières, au nombre de 70, et regroupant chacune 4 personnes, sont aujourd’hui partiellement démantelées, mais elles fonctionnent encore. Sillonnant les quartiers pauvres d’Égypte, d’Extrême-Orient ou d’Afrique noire, les passeurs se présentent aux jeunes comme des sauveteurs, leur promettant de les sortir de leur misère, se révélant souvent de véritables tortionnaires. Ainsi, durant le voyage, ils confisquent les passeports des clandestins, les tenant ainsi à leur merci. Certains dévalisent littéralement les voyageurs, leur prenant montres et objets de valeur, et en viennent même à les enfermer dans des étables non loin de la frontière, les traitant en esclaves, soi-disant pour les protéger. Quant aux frais de voyage, ils varient à la tête du client et peuvent atteindre des sommes de 2 500 dollars pour le Liban et de 5 000 dollars pour le Canada. Plusieurs points de passage clandestins peuvent être empruntés entre la Syrie et le Liban, 30 kilomètres de frontière commune séparant les deux pays au niveau de la «ligne du pétrole». Là, le pont du Daf, bombardé en 1973, est le lieu de prédilection des passeurs, qui font traverser leur «marchandise» à pied, car il n’est toujours pas praticable pour les voitures, et reste étrangement dépourvu de tout contrôle officiel fixe. Ils empruntent parfois le pont de pierre ou d’autres passages non surveillés qu’ils parcourent à pied, marchant parfois durant 5 kilomètres le long du Nahr el-Kébir, avant d’être récupérés par les voitures qui les accompagnent. Tout cela pour en arriver à travailler dans l’insécurité et la peur, pour être continuellement arnaqués par les passeurs qui ne lâchent pas leur proie avant d’être payés rubis sur l’ongle, alors que le pays grouille d’une main-d’œuvre syrienne estimée à un million de travailleurs, qui rentrent librement au Liban sans autre formalité qu’un permis délivré à la frontière, et qui ramènent chez eux des devises fortes, avec l’aval des autorités libanaises.
Ibrahim a 24 ans. Il vient de Tanta, village du delta du Nil, en Égypte, où il vivait avec les siens dans la misère. Il travaille actuellement au noir dans une imprimerie de la banlieue de Beyrouth. Salaire mensuel : 350 dollars, grâce à un labeur acharné récompensé par un employeur compatissant ; salaire par ailleurs considéré comme excellent en milieu ouvrier. La détresse d’Ibrahim reste pourtant grande car, entré clandestinement au Liban, il n’a ni carte de séjour ni permis de travail lui permettant de vivre décemment. Et même son patron, concerné par son problème, n’est pas parvenu à faire régulariser sa situation précaire. Alors, comme beaucoup de ses compatriotes, Ibrahim vit quasiment cloîtré dans un logement de fortune assuré par son employeur sur son lieu de travail et ne se déplace que s’il y...
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