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Histoire - A l'occasion de la visite à Beyrouth d'Anne de Jouvenel Réflexions sur la naissance de la Constitution libanaise(photos)
Par MALLAT Chibli, le 10 juin 1999 à 00h00
Invitée pour donner une conférence sur «le monde merveilleux des pierres précieuses», Anne de Jouvenel a provoqué des rêveries qui ne concernaient pas tous les bijoux. On ne pouvait s’empêcher, au long d’une conférence qu’on voulait plus longue, tant la prestance s’alliait au savoir, de guetter dans ses mots le prolongement d’une lignée génétique et intellectuelle unique, à l’ombre multiple : un père illustre, Bertrand de Jouvenel, écrivain, fondateur d’études sociales prospectives ; un ascendant en Colette, qui avait épousé son grand-père, et dont elle s’occupe de l’œuvre au quotidien ; et bien sûr la belle figure d’Henri de Jouvenel, ministre et diplomate. Il était inévitable de parvenir dans la personne d’Anne à un «mélange détonant». L’expression est de son hôte, le joaillier Sélim Mouzannar – mon beau-frère, puisqu’il faut «déclarer son intérêt» en ces temps de transparence –, qui avait convié son ancien professeur pour découvrir le pays des Cèdres et qui, juste retour des choses, la faisait rêver par les curieux méandres d’une histoire que son grand-père avait, pour un temps, commandée. Curieux homme, ce haut-commissaire de Jouvenel, dont le nom retentit encore comme le plus illustre de l’époque grise du Mandat. Curieux homme, avec une certaine malchance, qui s’est retrouvé au cœur de la répression de la Grande Révolte de 1925-27, cueillant les fruits amers d’une politique coloniale de violence qu’il ne partageait pas. Il est, nous dit Anne, un livre qui paraît bientôt sur Henri de Jouvenel. Il est grand temps. C’est aussi peut-être le temps de la révision de notre perception du Mandat, avec les nuances de ses hommes au-delà de la volonté de domination coloniale. Dans le livre maintenant classique de Philip Khouri sur Syria and the French Mandate, les passages sur Henri de Jouvenel sont remarquables à cet égard, et il est possible de se rendre compte de l’impact laissé par De Jouvenel sur la mémoire coloniale par la proportion inverse de la longueur de son gouvernorat : il est resté six mois seulement dans le pays, une période qui ne fut pas, à court terme, une réussite. Deux fois il a tenté, selon les archives exhumées par le doyen de MIT, de parvenir à un traité entre la France et ses colonies du Levant, afin d’empêcher l’explosion. Deux fois il fut contré par le Quai d’Orsay. Après une violente campagne de la France contre le Jebel druze en été 1926, le Premier ministre français Poincaré prônait une politique dure envers les nationalistes. «Jouvenel exprima son désaccord publiquement avec cette stratégie et démissionna de son poste de haut-commissaire». Car l’homme «était honnêtement animé par les idéaux démocratiques auxquels il avait prêté allégeance», suivant une dépêche d’un diplomate britannique à ses chefs en février 1926. S’il a échoué dans cette tâche, conclut l’historien américain d’origine libanaise, c’est «que Jouvenel s’était retrouvé en fin de compte piégé par les intrigues de Paris», en même temps qu’incapable de mettre en accord ses idéaux démocratiques avec la logique de guerre que la Grande Révolte syro-libanaise avait déclenchée. Les idéaux démocratiques Il nous a quand même laissé la Constitution de 1926. Bien sûr, la Constitution de 1926 n’est pas exclusivement l’œuvre d’Henri de Jouvenel. Sans lui, cependant, il est probable que l’esprit colonial militaire à la Sarrail aurait prévalu contre l’adoption d’un texte fondamental pour l’établissement de la règle de droit dans le pays. Il suffit de voir les tribulations de la Constitution syrienne de 1930, arrachée par la volonté nationaliste à une France uniquement préoccupée par ses intérêts les plus immédiats, laminée par un article final qui en faisait lettre morte, article d’ailleurs dénoncé par les nationalistes syriens de manière ininterrompue jusqu’à l’indépendance. Au Liban, la Constitution d’Henri de Jouvenel a été également malmenée, mais l’esprit juridique d’origine, celui des «idéaux démocratiques» du haut-commissaire, continue jusqu’aujourd’hui à l’animer. Il faut d’ailleurs se pencher sur les textes préparatoires publiés dans un autre livre important, La Genèse de la Constitution libanaise de 1926, pour se rendre compte combien le pays se serait mieux porté démocratiquement si les conseils constitutionnels d’Henri de Jouvenel avait été adoptés : dans son projet d’avril 1926, il proposait l’incompatibilité entre la fonction de ministre et celle de député, ainsi que la possibilité d’une mise en cause individuelle d’un ministre, c’est-à-dire une question de confiance dirigée contre un ministre malfonctionnant plutôt que celle, bien plus difficile à réussir, contre l’ensemble du Cabinet. Deux mesures, parmi d’autres, de démocratie avancée que nous sommes encore incapables de mettre en œuvre à l’orée du XXIe siècle, si bien que l’article actuel de la Constitution sur le départ d’un ministre oublie de citer, dans sa longue liste, le «cas de Jouvenel» inclus à l’article, plus ancien, qui le précède. Malgré ses lacunes, elle n’est pas legs insignifiant, cette Constitution qui réglemente notre vie quotidienne depuis trois quarts de siècle, polie par les amendements comme une pierre de lune, aguerrie comme un diamant par la force de la continuité dans une région dont elle est, parmi toutes les Constitutions du Moyen-Orient encore en vigueur, la doyenne. Une lecture fraîche du Mandat a commencé, et les historiens rapportent des nuances importantes du legs colonial, y compris, de manière oblique, pour l’État balbutiant de droit. Les grands avocats se souviennent aussi d’une qualité exceptionnelle des juges du Mandat . À une époque où la justice hésite entre réforme et sclérose, c’est une autre histoire révisionniste, une nouvelle image du droit, à laquelle la visite de la petite-fille de Henri de Jouvenel fait rêver. * Avocat, professeur de droit à l’université Saint-Joseph.
Invitée pour donner une conférence sur «le monde merveilleux des pierres précieuses», Anne de Jouvenel a provoqué des rêveries qui ne concernaient pas tous les bijoux. On ne pouvait s’empêcher, au long d’une conférence qu’on voulait plus longue, tant la prestance s’alliait au savoir, de guetter dans ses mots le prolongement d’une lignée génétique et intellectuelle unique, à l’ombre multiple : un père illustre, Bertrand de Jouvenel, écrivain, fondateur d’études sociales prospectives ; un ascendant en Colette, qui avait épousé son grand-père, et dont elle s’occupe de l’œuvre au quotidien ; et bien sûr la belle figure d’Henri de Jouvenel, ministre et diplomate. Il était inévitable de parvenir dans la personne d’Anne à un «mélange détonant». L’expression est de son hôte, le joaillier...
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