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Actualités - OPINION

Regard - Photographies de Bassam Lahoud : "Les nouveaux murs" , Berlin 1984-1998 Rectangle rouge (photo)

Les villes changent l’Histoire, l’Histoire change les villes. Les hommes veulent à la fois effacer le passé traumatisant et en conserver au moins la trace, le souvenir, la leçon peut-être, telle cette bande de cuivre rouge qui incruste dans l’asphalte l’empreinte du Mur arasé, mémorial horizontal longiligne qui coupe et sépare encore par une dichotomie symbolique et réelle à la fois, les deux parties occidentale et orientale de Berlin. Le Mur n’existe plus, il a été dépecé et ses morceaux distribués à travers le monde, à part un pan préservé, pour mémoire garder, derrière un grillage protecteur, un nouveau mur, comme Bassam en détecte tant dans le nouveau Berlin, destiné à empêcher de s’en approcher, d’ajouter à ses graffiti désormais historiques des tags plus actuels. Bassam avait photographié Berlin en 1984 «Des deux côtés du mur» : aujourd’hui, signalés par le filet rouge qui court à travers les rues, les deux côtés sont toujours là, dans les mentalités, les modes et les niveaux de vie. Ce ne sont pas ces murs-là que Bassam Lahoud, architecte-urbaniste-photographe, a repéré dans la ville en pleine transformation. Certes, les «nouveaux murs» sont bien psycho-socio-éthno-économiques, mais ils prennent aussi l’aspect physique de barrages, clôtures, enceintes, restrictions de passage, interdictions d’entrer un peu partout, en particulier sur les grands chantiers de la Postdamer Platz grouillante de grues, de containers, de camions, de machines, de tuyauteries, de structures métalliques de toutes sortes et qui, de no man’s land, zone de mort, aspire à redevenir zone de vie, cœur rouge de la ville battant au rythme des affaires et des multinationales. Les buildings géants en construction de Mercedes-Sony se dressent comme le nouveau mur monumental de Berlin à l’heure de la mondialisation, peut-être son futur Mur des lamentations, à l’heure des comptes. Bassam Lahoud, qui avait photographié la ville en noir et blanc en 1984 sous un ciel d’hiver uniforme, terne et gris, est revenu se placer aux mêmes endroits (mais revient-on jamais ? et qui revient ? et sont-ce vraiment les mêmes endroits ?), dans la mesure du possible, pour la photographier derechef à la fin de l’été 1998, en couleurs, sous un ciel bleu ensoleillé peuplé de grands nuages blancs. Il a même retrouvé sa guide-hégérie d’antan : face au bâtiment Gropius adossée presque au Mur dans une attitude de prostration en 1984 et, quatorze ans plus tard, accroupie sur la bande de cuivre mémoriale, à la même place, mais souriante et accompagnée de sa fillette. Naguère, elle tentait d’escalader un rocher d’entraînement à l’alpinisme à Teufelsberg avec son chien, aujourd’hui c’est avec sa fille. Au Musée d’Histoire, Bassam Lahoud attend patiemment, sans intervenir, jusqu’à ce que les deux jeunes filles d’hier se transforment spontanément en deux jeunes hommes bavardant dans le même coin, avec les mêmes postures. Attendre que les choses et les personnes se mettent d’elles-mêmes en place et en scène, c’est le métier du photographe : que le soleil veuille bien paraître, que le camion rouge veuille bien se déplacer, qu’une femme en rouge veuille bien passer sur la marque rouge du Mur au sol sous une affiche vantant des condoms multicolores, qu’un soudeur en salopette rouge veuille bien se mettre au travail, qu’une voiture rouge passe au bon moment au bon endroit, qu’une mère vêtue de rouge promène son bambin en rouge devant un panneau rouge… Avec le vert de la végétation qui prolifère maintenant partout, une véritable invasion tel ce lierre qui ressemble à King Kong tentant d’escalader un immeuble de quatre étages autrefois couvert de fresques, le rouge est, pour Lahoud, le leitmotiv par excellence, la couleur emblématique obsessionnelle de la future capitale de la RFA. Il la débusque partout, sur les enseignes, les pananceaux, les barrières, dans le metro, à la gare. Sur une affiche de détergent, un slip et un soutien-gorge d’un rouge sursaturé sèchent sur une corde avec le slogan : «L’amour est rouge, il doit le rester». Quelqu’un a griffonné plus bas : «Berlin est rouge» ou encore «Le rouge, c’est Berlin». Même le monument du Soldat Inconnu en restauration est enveloppé de bâches à larges bandes rouges, de haut en bas. Et, dans le chaos de la Postdamer Platz en reconstruction, un grand immeuble exhibe une longue façade entièrement rouge. C’est comme si, chassé politiquement, le rouge, tel un massif retour du refoulé, revenait prendre sa revanche en s’imposant comme couleur d’affirmation positive de la vie, de la joie, de l’espoir, comme couleur triomphaliste du règne de la publicité, de la production et de la consommation de masse, du capitalisme néo-libéral dans toute sa splendeur, inversant ainsi complètement ses anciennes connotations. Les Berlinois n’ont plus peur du rouge et de son éventuelle ambivalence, alors ils l’exhibent partout avec exubérance, avec excès, en une sorte de fébrile défi au passé, au présent et à l’avenir, comme s’il était la couleur même du dynamisme qui entraîne une ville emballée. Une inscription géante sur un immeuble de délogés les exhorte : Stand up for your right and fight. Le rouge est la couleur d’une ville debout et qui se bat. Bassam Lahoud, qui a reproduit sur le sol de la salle d’exposition la trace rouge du Mur, conclut sa démarche comparative de clichés parallèles par un rectangle rouge unique, comme si le passé et le présent l’être et le sens, l’existence et l’essence de Berlin y convergeaient, confondus dans une même rubescence. (Goethe Institut – Tripoli, après Beyrouth).
Les villes changent l’Histoire, l’Histoire change les villes. Les hommes veulent à la fois effacer le passé traumatisant et en conserver au moins la trace, le souvenir, la leçon peut-être, telle cette bande de cuivre rouge qui incruste dans l’asphalte l’empreinte du Mur arasé, mémorial horizontal longiligne qui coupe et sépare encore par une dichotomie symbolique et réelle à la fois, les deux parties occidentale et orientale de Berlin. Le Mur n’existe plus, il a été dépecé et ses morceaux distribués à travers le monde, à part un pan préservé, pour mémoire garder, derrière un grillage protecteur, un nouveau mur, comme Bassam en détecte tant dans le nouveau Berlin, destiné à empêcher de s’en approcher, d’ajouter à ses graffiti désormais historiques des tags plus actuels. Bassam avait photographié...