Actualités - REPORTAGE
L'Université virtuelle est l'une de ses réalisations les plus ambitieuses L'AUPELF-UREF, un vaste réseau mondial pour la promotion de la francophonie
Par Michel TOUMA, le 30 avril 1998 à 00h00
L’usage du français est-il à lui seul un lien suffisamment solide pour regrouper dans le grand ensemble francophone des pays aussi dispersés que Madagascar, le Vietnam, le Sénégal, l’Ile Maurice, le Liban, la France et le Canada? L’adhésion à la francophonie pourrait refléter une volonté politique de contrer l’hégémonie sans cesse croissante de la langue anglaise, de préserver le pluralisme culturel à l’échelle internationale, et de juguler les effets dévastateurs d’une mondialisation à bien des égards monochrome. Mais le seul usage de la langue française et l’attachement à certaines valeurs qu’elle incarne ne sauraient constituer une motivation en soi. Ils resteraient au stade des belles paroles et des vœux pieux s’ils ne s’accompagnent pas de projets concrets, palpables et utiles, susceptibles de représenter un intérêt certain pour les pays adhérents à la francophonie, notamment les pays du Sud. Dans un monde marqué par l’enchevêtrement de plus en plus grandissant des intérêts économiques et politiques, la francophonie avait besoin de «projets fédérateurs pour mobiliser ses membres, à tous les niveaux de la société civile», comme le souligne une source de l’AUPELF-UREF qui précise que l’éducation, la recherche et la formation ont été reconnues comme «le domaine prioritaire d’action de la francophonie, compte tenu de leurs multiples implications au niveau de la société, notamment dans les pays du Sud». En clair, l’usage de la langue française ne se limite plus au seul phénomène culturel. Il devient un instrument d’échange des connaissances et du savoir-faire dans le but d’ouvrir de nouveaux horizons dans les secteurs de l’éducation et de la recherche. Les acteurs de cette coopération multilatérale, ayant comme instrument l’usage du français, trouvent ainsi un intérêt réel et palpable dans l’adhésion à la francophonie (avec toutes les retombées qui s’ensuivent sur le plan du développement socio-économique). Telle est la logique qui sous-tend l’action de l’AUPELF-UREF (Association des universités partiellement ou entièrement de langue française et l’Université des réseaux d’expression française). L’objectif est d’établir des réseaux de coopération multilatérale et d’échange entre les universités et les centres de recherche des pays francophones afin d’accroître leurs moyens et leur potentiel d’action, tant sur le plan matériel que financier ou du savoir. Près de 380 universités et centres de recherche relevant d’une quarantaine de pays membres de la francophonie sont impliqués de la sorte dans l’action de l’AUPELF-UREF. Ces universités et centres de recherche forment entre eux des réseaux de spécialisation qui assurent, à l’échelle mondiale, les liens et les échanges entre les universitaires et les chercheurs de chaque spécialisation. Le «Forum de l’innovation scientifique», qui se tient depuis lundi dernier au Palais de l’UNESCO, dans le cadre de la XIIe Assemblée générale de l’AUPELF-UREF, permet dans ce cadre de prendre connaissance des multiples projets, moyens d’action et initiatives visant à promouvoir cette coopération multilatérale francophone dans le domaine scientifique et de la recherche. Il fournit aussi l’occasion de se familiariser avec les différents produits lancés par l’AUPELF-UREF ou par des organismes privés et semi-publics pour développer et renforcer la présence francophone dans les domaines du multimédia, des autoroutes de l’information, de l’Internet, et de l’enseignement assisté par ordinateur. Les SYFED, le REFER et l’Université virtuelle La structure de base de l’action menée par l’AUPELF-UREF repose sur deux initiatives fondamentales: les SYFED et le REFER. Les SYFED (Système francophone d’édition et de diffusion) sont des centres d’information et de formation. Leur but est de former les cadres locaux à l’utilisation des techniques et des méthodes pédagogiques. Des cours et des stages sont notamment assurés afin de sensibiliser les utilisateurs aux technologies de l’information et de la communication, de les aider à naviguer sur Internet, à interroger les banques de données, et à créer des toiles Internet. Au stade actuel, il existe une trentaine de centres SYFED, répartis dans 25 pays (dont le Liban). Le REFER est le Réseau électronique francophone pour l’éducation et la recherche. Il est intégré à Internet et facilite la liaison par réseau des chercheurs, des scientifiques et des universitaires des pays francophones. Plus de 5000 scientifiques utilisent actuellement le réseau REFER. Cette double structure de base a facilité l’émergence, il y a quatre ans, d’un projet avant-gardiste particulièrement ambitieux: l’Université virtuelle francophone (UVF). Conçu et mis sur les rails par l’un des hauts responsables de l’AUPELF-UREF, M. Didier Oillon, ce projet a pour objectif de permettre aux universitaires et aux chercheurs des pays francophones du Sud d’élargir le champ de leurs connaissances, d’avoir accès facilement (et rapidement) à l’information scientifique, et de partager le savoir-faire et les données académiques avec la communauté scientifique francophone. Dans de nombreux pays du Sud, les universitaires et les chercheurs n’ont pas les moyens matériels et financiers suffisants pour diffuser le fruit de leur travail, entretenir des échanges avec leurs collègues étrangers, ou même poursuivre leur carrière dans des conditions satisfaisantes. Le projet de l’Université virtuelle francophone vise à surmonter ces difficultés matérielles et financières en ouvrant de nouveaux horizons aux pays du Sud. L’Université virtuelle sera lancée en septembre prochain dans cinq pays: le Madagascar, le Sénégal, le Cameroun, Haïti et l’île Maurice. «Chacun de ces pays constituera un pôle régional qui rayonnera progressivement dans sa région ou sa sous-région», souligne le fondateur de l’UVF, M. Oillon, qui précise sur ce plan que les universités libanaises ont manifesté un grand intérêt pour le projet, Beyrouth devant être vraisemblablement le pôle d’attraction de la région proche-orientale. Dans la pratique, le fonctionnement de l’UVF se présente comme suit: des modules de formation universitaire seront créés dans chaque université locale membre de l’AUPELF-UREF. Dans chacun de ces établissements, sera installé un serveur sur lequel l’étudiant pourra se connecter par Intranet ou Internet. Dans une première étape, les cours couvriront les domaines suivants: gestion — économie d’entreprise; santé; nouvelles technologies de la communication et de l’information; droit. Il ne s’agira pas dans l’immédiat d’une formation complète dans chacun de ces domaines, mais d’une fraction d’un cursus universitaire. Pour l’heure, les cours assurés par l’Université virtuelle ne couvriront que les 2e et 3e cycles. La teneur des cours sera élaborée par le «réseau de spécialisation» de l’AUPELF-UREF, donc par plusieurs établissements universitaires faisant partie du réseau en question. Le suivi et le contrôle se feront également au niveau du réseau. Au stade actuel, une administration centrale basée en France assurera la coordination. Plus tard, le travail administratif sera régionalisé. Pragmatisme oblige, les responsables de l’AUPELF-UREF ne se sont pas fixé comme objectif, dans l’immédiat, de fournir une formation universitaire complète dans tous les domaines. Un projet aussi vaste et ambitieux nécessite en effet une approche empirique. «Il fallait faire les premiers pas en tenant compte des spécificités locales et des difficultés du moment, souligne M. Oillon. On ne peut assurer pour le moment qu’une partie d’un cursus universitaire. Dans une prochaine étape, nous envisageons d’étendre l’expérience de l’Université virtuelle aux domaines de la physique, de la chimie, des mathématiques, de l’agronomie, des sciences de l’ingénieur et de l’environnement». Les cours suivis seront couronnés par l’octroi d’un diplôme délivré soit par l’université locale, soit par l’ensemble des établissements du réseau ayant élaboré le cours. L’avantage de cette Université virtuelle par rapport à l’université locale est qu’elle offrira à l’étudiant de nouveaux horizons et une vaste ouverture sur l’expérience académique d’autres établissements d’enseignement francophones, puisque les cours sont conçus sur une base multilatérale. L’étudiant pourra avoir accès gratuitement à la vaste médiathèque (virtuelle) de l’AUPELF-UREF, et ses échanges académiques avec l’extérieur seront rapides et faciles. Cela lui permettra d’améliorer le niveau de sa formation universitaire, et de suivre cette formation à son propre rythme, puisqu’elle sera individualisée. Le projet permettra, en outre, de dégager les universités locales du poids de 20 pour cent du cursus universitaire considéré, ce qui augmentera, par voie de conséquence, leurs moyens d’action dans d’autres domaines. Quant au matériel informatique nécessaire, il pourrait être fourni (dans le cas de certains pays défavorisés) par l’AUPELF-UREF, par des pays amis (dans le cadre d’accords bilatéraux) ou par des entreprises privées, intéressées à promouvoir la recherche scientifique. Les Instituts internationaux L’action multilatérale de l’AUPELF-UREF se manifeste également dans d’autres domaines de l’enseignement supérieur traditionnel. Un réseau d’Instituts internationaux francophones est ainsi mis en place dans plusieurs pays. Les Instituts qui sont déjà fonctionnels sont l’Institut francophone d’informatique à Hanoï (Vietnam), l’Institut de technologie du Cambodge à Phnom Penh, l’Institut francophone de médecine tropicale à Laos, l’Institut francophone d’administration et de gestion en Bulgarie. Ces instituts fournissent une formation de 3e cycle et sont gérés de manière multilatérale. D’autres instituts sont en gestation: l’Institut francophone d’entrepreneuriat de l’Ile Maurice, l’Institut de développement intégré du Sahel au Sénégal, et l’Institut francophone de droit et de gestion de Haïti. Dans le but de soutenir ce vaste réseau d’universités et de centres de recherche, le sommet francophone réuni à l’île Maurice en 1993 a créé le Fonds francophone de la recherche (FFR). Se basant sur le principe suivant lequel «la vocation de l’enseignement supérieur est la recherche» et que sans cette dernière «l’enseignement s’étiole», le FFR s’est fixé pour objectif de «briser l’isolement des scientifiques du Sud» en favorisant le transfert du savoir-faire accumulé au Nord et en assurant aux pays du Sud les moyens matériels de s’insérer dans la recherche internationale. Le FFR cherche ainsi à relever le pari de créer au Sud «les conditions de relance d’une recherche multilatérale» et de développer la dimension francophone de la recherche. Le budget du FFR en 1997 était de 45 millions de francs français. Près de 8000 chercheurs sont concernés par l’action du FFR, lequel fournit des aides personnalisées aux chercheurs ou finance des réseaux multilatéraux de recherche (au nombre de 14, actuellement). L’aide est fournie soit à des Actions de recherche partagées (qui visent à favoriser les échanges entre les membres d’un Réseau thématique de recherche), soit à des Actions de recherche concertées (des recherches ciblées et mobilisatrices). Les domaines couverts sont choisis en fonction des besoins des populations locales et de l’intérêt scientifique du thème envisagé. L’éventail des sujets de recherche financés par le FFR est particulièrement large, s’étendant de la biotechnologie, aux sciences de l’ingénieur, aux sciences du langage, aux sciences de la société, etc. Les initiatives privées L’AUPELF-UREF développe ainsi, patiemment, un gigantesque réseau pour promouvoir la francophonie, mais le secteur privé n’est pas en reste, lui aussi, sur ce plan. Les Canadiens paraissent à cet égard particulièrement actifs. Tels est le cas, notamment, de deux organismes privés à but non lucratif qui contribuent largement à renforcer la présence francophone sur l’Internet et dans le domaine des technologies de l’information. Le CRIM (Centre de recherche informatique de Montréal, créé en 1985) est un centre de «recherche-développement» (R-D), de liaison et de formation dont le but est de développer les technologies de l’information et de stimuler les entrepreneurs de ce secteur. Le CRIM collabore aussi bien avec le secteur public que privé, non seulement au Canada mais aussi dans d’autres pays étrangers. Autre organisme canadien à but non lucratif: le CIDIF (Centre international pour le développement de l’inforoute en français). Etabli au Nouveau-Brunswick, le CIDIF s’est fixé pour mission de consolider la présence francophone sur les inforoutes et d’inciter les organismes qui s’expriment en français à se positionner sur les inforoutes. Il se veut un «centre de ressources pour les individus et les organismes qui veulent contribuer à l’essor d’Internet et des technologies connexes dans l’espace francophone». Dans le cadre de la mission qu’il s’est fixée sur ce plan, le CIDIF a réalisé plusieurs sites sur Internet, dont notamment: «la Boîte à outils», véritable centre virtuel de diffusion de logiciels en français pour Internet (http://w3.cidif.org/boite); «le Métarépertoire», qui répertorie la plupart des outils de recherche francophones (http://w3.cidif.org/metarepertoire); «le Détour», qui sert à découvrir chaque semaine un nouveau visage du Web francophone (http://w3.cidif.org/detour); et «le REFI», Réseau électronique francophone international, qui offre un centre d’accueil aux organismes francophones à but non lucratif en quête d’une place sur Internet. Le vaste réseau mondial mis en place par l’AUPELF-UREF ainsi que la multiplication des initiatives privées pour promouvoir et renforcer la francophonie ne pourront, certes, pas rester sans effet. Cette mobilisation tous azimuts a au moins pour avantage d’offrir aux pays du Sud de nouvelles perspectives, notamment dans les domaines de l’éducation et de la recherche. Reste à savoir dans quelle mesure cet effort intense parviendra à juguler une mondialisation monochrome rampante.
L’usage du français est-il à lui seul un lien suffisamment solide pour regrouper dans le grand ensemble francophone des pays aussi dispersés que Madagascar, le Vietnam, le Sénégal, l’Ile Maurice, le Liban, la France et le Canada? L’adhésion à la francophonie pourrait refléter une volonté politique de contrer l’hégémonie sans cesse croissante de la langue anglaise, de préserver le pluralisme culturel à l’échelle internationale, et de juguler les effets dévastateurs d’une mondialisation à bien des égards monochrome. Mais le seul usage de la langue française et l’attachement à certaines valeurs qu’elle incarne ne sauraient constituer une motivation en soi. Ils resteraient au stade des belles paroles et des vœux pieux s’ils ne s’accompagnent pas de projets concrets, palpables et utiles, susceptibles de...