Actualités - REPORTAGE
Les réfugiés de 1948 vivent dans des conditions socio-économiques extrêmement difficiles Les palestiniens du Liban, oubliés de l'histoire (photo)
Par KHALIFEH Paul, le 30 avril 1998 à 00h00
Mai 1948: Hicham, 13 ans, quitte en catastrophe avec sa famille son village de Arab el-Ghor, près du lac de Tibériade. Effrayés par les récits des atrocités de la guerre et des massacres de civils commis par les organisations terroristes sionistes, ils n’ont le temps d’emporter que quelques couvertures et des vêtements. L’adolescent ne pense même pas à emmener le chiot qu’il a adopté trois jours plus tôt. Dans quelques semaines il sera de retour, croit-il. Avril 1998: Hicham, installé aujourd’hui au Liban, est père d’un enfant de 13 ans. Il espère toujours regagner la terre de ses ancêtres qu’il a quittée il y a un demi-siècle... comme si c’était hier. Parfois, il lui arrive de penser au petit chiot... En 50 ans, Hicham a subi onze exodes forcés. Jordanie, Syrie, Soudan, Tunisie, Yémen. Au Liban, il a traîné pendant 15 ans ses souvenirs et ses espoirs d’un camp à l’autre: Aïn el-Héloué, surpeuplé ; Nabatiyé, rasé par l’aviation israélienne en 1974; Tell el-Zaatar, détruit par les forces du Front libanais en 1976; Chatila, meurtri par le massacre de 1982; Sabra, soumis à un blocus de trois ans (1985-1988) par le mouvement Amal... Un long itinéraire jalonné de malheurs et de souffrances, partagé par des dizaines de milliers de réfugiés palestiniens. Ils sont aujourd’hui plus de 350.000 réfugiés (soit 13% du total des réfugiés palestiniens inscrits sur les registres de l’UNRWA, et 10% de la population du Liban), originaires à 90% des territoires de 1948, à s’entasser dans 12 camps répertoriés par l’Agence des réfugiés et dans 26 rassemblements dispersés à travers le Liban. Cette population vit dans des conditions socio-économiques très précaires qui n’ont cessé de se détériorer ces dernières années pour de multiples raisons: réduction du budget de l’UNRWA, arrêt des subventions et de l’aide financière accordées par l’OLP, sévérité des lois libanaises gérant la présence des réfugiés palestiniens et baisse sensible des sommes envoyées par les Palestiniens de la péninsule arabique à leurs familles au Liban après la guerre du Golfe. Les Palestiniens sont pratiquement les seuls vaincus de la guerre libanaise. En plus de leur influence politico-militaire réduite à néant, ils sont amenés aujourd’hui à vivre en marge du marché du travail, de la vie économique et de la société en général. Bref, en marge de tout. Selon les chiffres de l’UNRWA, quelque 175.000 réfugiés vivent dans les 12 camps. Les comités populaires palestiniens (sortes de pouvoirs locaux gérant la vie quotidienne dans les camps), précisent qu’autant de réfugiés sont éparpillés dans les différentes régions du Liban, notamment à Beyrouth (25.000), à Saïda et ses environs dont le littoral du Chouf (60.000), dans la Békaa (10.000) et dans la ville de Tripoli (5000). Dans un Liban aux lois «ethnocentrées», les conditions de vie des Palestiniens sont extrêmement difficiles. Contrairement à la Syrie et à la Jordanie où ces réfugiés bénéficient des mêmes droits que les autres citoyens — à part le droit de vote — au Liban, un Palestinien n’a pratiquement pas accès aux écoles publiques et aux hôpitaux gouvernementaux. L’OLP en faillite Comment ont-ils survécu durant toute cette période? C’est grâce à l’OLP qui dépensait dans les années 70 et 80 des millions de dollars par mois que les habitants des camps ont pu profiter des services essentiels. La centrale palestinienne finançait quatre écoles secondaires de 800 élèves chacune (Liban-Nord, Békaa, Saïda et Tyr), ainsi que plusieurs hôpitaux gérés par le Croissant-Rouge palestinien dirigé par Fathi Arafat, le frère du leader palestinien. En outre, l’institution «Samed», qui possédait des usines de meubles et des ateliers de couture employait des centaines de personnes. L’«Institution des martyrs» relevant de la centrale palestinienne versait une aide financière mensuelle à 4000 familles. Enfin, les 120.000 Palestiniens travaillant dans les pays du Golfe envoyaient en moyenne 15 millions de dollars par mois à leurs proches au Liban. En 1990, l’image s’est soudain assombrie. Une conjonction de facteurs a provoqué une détérioration subite des conditions de vie des réfugiés: mise au ban des nations par les pays arabes pour son soutien à l’Irak, l’OLP s’est retrouvée en situation de faillite financière. Elle a dû réduire, ou carrément supprimer, la plupart de ses programmes sociaux. Un grand nombre de Palestiniens soupçonnés de sympathie envers l’Irak a été chassé des pays du Golfe pendant et après la guerre de 1991. La Jordanie en a accueilli plusieurs dizaines de milliers, le Liban des milliers. Bien que les relations entre l’OLP et les pays du Golfe se soient relativement améliorées ces dernières années, la centrale palestinienne, ainsi que l’autorité autonome, ne s’occupent plus des réfugiés originaires des territoires de 1948. «En signant les accords d’Oslo, Abou Ammar nous a abandonnés. Pourtant, c’est grâce à notre lutte et à nos sacrifices qu’il se trouve aujourd’hui à Gaza», déclare amèrement Abou Hani, responsable au comité populaire dans le camp de Chatila. L’UNRWA est donc devenue, du jour au lendemain, le seul recours pour une population en détresse. Mais au lieu de renforcer ses programmes d’aides sociales, l’Agence a adopté à partir de 1991 une politique de réduction des dépenses qui s’est traduite par une compression assez significative du budget. Celui-ci est tombé de 37,5 millions de dollars (pour le Liban) en 1991, à 32,1 millions deux ans plus tard. Cette courbe descendante s’est poursuivie les années suivantes. En 1997, l’Agence a menacé de réduire ses services dans les domaines de l’éducation et de la santé. Après d’importantes manifestations de protestations dans la plupart des camps, le commissaire général de l’UNRWA, M. Peter Hansen, a lancé en juillet 1997 un appel aux pays donateurs. Il a obtenu des promesses de dons légèrement supérieures aux 11 millions de dollars réclamés, permettant ainsi à l’Agence de surmonter provisoirement une des plus graves crises de son existence. Un sursis jusqu’à la prochaine épreuve. Chômage, analphabétisme… En plus des 76 établissements scolaires primaires et complémentaires qu’elle gère, l’UNRWA s’est vue obligée d’étendre ses activités au secteur secondaire après l’arrêt du financement par l’OLP de ses quatre écoles. Deux établissements ont été ouverts en 1993 (Beyrouth) et 1997 (Saïda). La demande reste toutefois largement supérieure à l’offre dans ce domaine. Les chiffres sont d’ailleurs assez éloquents: 61,1% seulement des jeunes vont à l’école; 19,6% de taux d’analphabétisme chez les réfugiés des camps, 28,2% chez les femmes. Le taux de mortalité infantile qui s’est stabilisé au Liban autour de 28/1000 est largement supérieur dans les camps palestiniens. Le chômage atteint des proportions désastreuses: 30% de la population active est sans travail. Cantonnés dans leurs camps, abandonnés par les organisations qui les ont encadrés pendant trois décennies, les jeunes Palestiniens ont fait brutalement l’apprentissage des dures réalités de la vie. Les autorités libanaises ont exhumé une liste de 70 métiers que les Palestiniens (et autres ressortissants arabes) ne peuvent pas pratiquer, ce qui n’a pas arranger les choses. Un avocat, un médecin, un infirmier, un journaliste… palestiniens ne peuvent pas exercer leur métier à l’extérieur des camps. Tous ces facteurs réunis ont provoqué un desserrement des liens familiaux et un relâchement des mœurs. Sans qu’il soit possible d’en définir l’ampleur avec exactitude, la prostitution est devenue, semble-t-il, un marché florissant. Il faut d’ailleurs se rendre dans ces camps pour avoir une idée plus précise de cette triste réalité. Celui de Sabra à Beyrouth n’existe plus. Il a été rasé pendant «la guerre des camps» dans la seconde moitié des années 80. Les rares habitations qui tiennent encore debout sont occupées par des familles chiites libanaises ou par des ouvriers syriens. Chatila semble avoir été frappé par un tremblement de terre. Les immeubles aux façades éventrées par les obus et aux murs criblés de balles n’ont toujours pas été restaurés. Obsédées par le spectre de l’implantation des Palestiniens au Liban, les autorités interdisent en général aux réfugiés de reconstruire en dur leurs habitations. Le cimetière du camp où reposent dans une fosse commune les 1500 victimes du massacre de Sabra et Chatila lors de l’invasion israélienne en 1982 a été transformé en dépotoir. Quand il fait beau, les adolescents du coin l’utilisent comme terrain de football. C’est avec stupeur que des intellectuels libanais de tous bords, qui projetaient d’organiser début avril une marche au flambeau en direction de ce cimetière, ont découvert ce qu’il était devenu. Les bulldozers de Sukleen ont travaillé toute la nuit du 8 au 9 avril, pour que les 2000 personnes, qui ont participé à la marche le lendemain, n’aillent pas se recueillir devant un immense tas de poubelles. Pendant la journée, des enfants pieds nus pataugent dans l’eau verdâtre des égouts qui se déversent dans les ruelles. Par petites bandes, ils envahissent les grands boulevards bordant le camp et s’attroupent autour des automobilistes pour mendier un sou. Sans écoles, ni activités, ils se contentent de tuer le temps avant qu’il ne les tue. Assis sur un monticule de terre, un vieillard contemple le spectacle désolant qui s’offre à ses yeux. Abou Tarek est un rescapé du massacre de 1982. Ses deux enfants n’en ont pas réchappé. «Nous autres réfugiés, nous ne savons pas quel sort nous attend demain, dit-il avec tristesse. Nous sommes les oubliés de l’Histoire. Parfois, j’ai l’impression que la Lune est plus proche que la Palestine. Mais l’Homme a fini par conquérir la Lune...».
Mai 1948: Hicham, 13 ans, quitte en catastrophe avec sa famille son village de Arab el-Ghor, près du lac de Tibériade. Effrayés par les récits des atrocités de la guerre et des massacres de civils commis par les organisations terroristes sionistes, ils n’ont le temps d’emporter que quelques couvertures et des vêtements. L’adolescent ne pense même pas à emmener le chiot qu’il a adopté trois jours plus tôt. Dans quelques semaines il sera de retour, croit-il. Avril 1998: Hicham, installé aujourd’hui au Liban, est père d’un enfant de 13 ans. Il espère toujours regagner la terre de ses ancêtres qu’il a quittée il y a un demi-siècle... comme si c’était hier. Parfois, il lui arrive de penser au petit chiot... En 50 ans, Hicham a subi onze exodes forcés. Jordanie, Syrie, Soudan, Tunisie, Yémen. Au Liban, il a...