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Enquête - Le Liban, pays du tiers-monde La régression politique et économique peut être stoppée (photos)
Par HADDAD Scarlett, le 18 novembre 1998 à 00h00
«Un tiers-mondiste, deux-tiers mondain». La boutade, pour ironique qu’elle soit, expliquait bien une certaine réalité libanaise. Au fil des guerres et de la corruption, cette réalité est devenue aujourd’hui «deux-tiers mondistes et un tiers-mondain». Que le Liban soit donc un pays du tiers-monde, pardon en voie de développement, comme on le dit poliment, sans toutefois préciser que cette voie est le plus souvent permanente – il n’y a pas de quoi en faire une maladie. C’est le cas de la majorité des pays de la planète et, après tout, ce n’est plus un concept péjoratif, mais des données scientifiques. Mais qu’il soit régulièrement en train de régresser et qu’au-delà de ses difficultés économiques, c’est sur le double plan sociologique et politique qu’il appartient désormais au tiers-monde, cela devient plus grave et mérite réflexion. C’est ce que nous avons essayé de faire, avec l’aide de trois chercheurs et professeurs d’université, MM. Fawaz Traboulsi, Antoine Messara et Farid Khazen. Lequel d’entre nous ne s’est pas écrié au milieu d’un embouteillage inextricable : «C’est décidément un pays du tiers-monde». Le tiers-monde, ce n’est pourtant pas une insulte, mais un concept scientifique, basé sur des critères à la fois économiques, politiques et sociologiques. D’ailleurs, depuis 1997 l’Indice de développement humain (IDH), établi annuellement par l’Onu, étudie ces trois facteurs avant de classer les pays, selon leur niveau de développement. Sur le plan économique, il s’agit essentiellement d’examiner le montant de la dette publique, le PIB par habitant, les investissements étrangers et le degré de privatisation ainsi que l’étendue de la corruption administrative. Selon M. Farid Khazen, le Liban a nettement régressé sur le plan économique. Alors que dans les années soixante, il était l’un des rares pays à ne pas avoir une dette extérieure tout en ayant une monnaie solide et en attirant les investisseurs, aujourd’hui, sa dette est passée en six ans de deux à 17 milliards de dollars. Les investisseurs étrangers ne se sont pas précipités au Liban et certains pays du tiers-monde l’ont largement dépassé en matière de privatisation. M. Farid Khazen précise que le niveau de vie des habitants s’est considérablement détérioré puisque selon un rapport du PNUD, 30 % de la population vit au-dessous du seuil de pauvreté. Fawaz Traboulsi a une théorie sur le sujet. Selon lui, la prospérité du Liban après la Seconde Guerre mondiale était due au boycott arabe d’Israël qui obligeait les pays du Golfe à transiter par le Liban avant d’investir en Europe. Le Liban est devenu une place financière parce qu’à l’époque, c’était un besoin arabe et européen. Le krach de la banque Intra a constitué pour les Européens un premier avertissement. À partir de cette date, les centres financiers européens ont commencé à ressentir la nécessité de renoncer à l’intermédiaire libanais. Ceux qui reconstruisent aujourd’hui le Liban ne tiennent pas compte de ces nouvelles réalités. Corruption institutionnalisée Mais c’est surtout sur le plan de la corruption administrative que la situation s’est nettement détériorée. «C’est vrai que la corruption a toujours existé, reconnaît M. Khazen, mais aujourd’hui, elle s’est systématisée». Selon lui, la politique est devenue depuis quelques années un business lucratif, alors qu’auparavant les politiciens vendaient leurs terrains pour pouvoir subsister. Corruption, administration pléthorique, tous les ingrédients du tiers-monde sont là, sur le plan économique. Mais désormais, c’est aussi sur le plan politique que le Liban fait partie du tiers-monde, avec son apparence de démocratie et le manque de transparence dans le fonctionnement des institutions. Certes, le sort du Liban est nettement plus enviable que celui des autres pays de la région, mais en comparaison avec la situation d’avant-guerre, il aurait nettement régressé dans ce domaine, selon M. Khazen. Reste le comportement sociologique. Les trois universitaires sont catégoriques pour affirmer que dans ce domaine, le Liban est totalement sous-développé. M. Antoine Messara précise que dans un rapport qui date de 1964, élaboré à la demande du président Fouad Chéhab, l’abbé Louis Joseph Lebret avait déjà remarqué que la maturité fait cruellement défaut aux citoyens. «Ce qui manque le plus ce sont des équipes de travail vouées au bien public, qui ont le sens de l’intérêt général et du développement. Si le Liban ne va pas dans ce sens, il court beaucoup de risques». Un visionnaire, l’abbé Lebret, car le Liban ne s’est pas engagé sur cette voie, et la catastrophe s’est abattue sur lui. Le syndrome d’impuissance chez les jeunes Résultat, le sens civique a pratiquement disparu chez les individus, constate Farid Khazen. M. Messara ajoute qu’en bons Orientaux, les Libanais croient beaucoup au «mektoub». Ils s’adaptent donc au système sous prétexte qu’ils ne peuvent rien faire d’autre. À ce comportement, il faut ajouter le manque total de respect pour l’environnement, pour les règlements et les lois, et surtout pour leurs concitoyens. Face à ce constat terrible faut-il se dire : puisque le sort a voulu que l’on naisse ici, autant s’adapter ? Khazen, Traboulsi et Messara rejettent cette attitude négative. Pour M. Khazen, il faudrait procéder à une vaste réforme dans tous les domaines afin de favoriser l’émergence d’une nouvelle élite. «C’est naturellement un processus à long terme et continu. Il faut donc des hommes (et des femmes), des décisions et surtout une vision», affirme-t-il. Selon M. Messara, deux éléments peuvent favoriser le progrès au Liban : la bonne gouvernance et le développement culturel. S’il est clair que c’est au pouvoir et plus particulièrement au chef de l’État de rétablir les normes “valorielles”, la société civile doit réagir. «Il faut que le syndrome d’impuissance qui se développe actuellement chez les jeunes disparaisse». M. Messara ajoute qu’aujourd’hui, les Libanais ont une vision accommodante de la situation et tout est devenu négociable. «Il y a une sorte de dilution dans la compromission», tout à fait négative. Il reprend à son compte cette phrase de Bergson : «Il faut agir en homme de pensée et penser en homme d’action». Car la passivité sous prétexte d’impossibilité d’agir est, selon lui, une solution de paresse. M. Messara affirme que dans les sociétés développées, les composantes de la société civile sont efficaces et les individus apprennent à gérer un projet commun dans l’intérêt général. «Il faut commencer par stimuler l’action des conseils municipaux, pour la promotion de projets qui suscitent la participation des citoyens». Il faut ensuite développer les structures d’encadrement comme les écoles et les universités. Pour lui, chaque individu, quelle que soit sa situation, dispose d’une marge d’autonomie. «Au lieu de se comporter comme des consommateurs de droits de l’homme et de démocratie, les Libanais doivent retrouver le sens de la lutte». Et sur ce plan, la société civile est, selon lui, un formidable agent de développement. Fawaz Traboulsi ne croit pas beaucoup dans les possibilités infinies de la société civile. À l’en croire, ses composantes (les Organisations non-gouvernementales et autres associations) ne peuvent mobiliser l’ensemble de la population. Comme elles sont généralement financées par des ONG internationales, elles importent aussi au Liban des problèmes qui ne sont pas nécessairement prioritaires, avec des critères qui ne sont pas adaptés à la situation libanaise. Nouvelles élites M. Traboulsi estime qu’il est nécessaire de revoir les priorités et surtout celles de l’économie. Le rêve de rendre au Liban son ancien rôle financier devenant irréalisable, il faut essayer d’instaurer une économie basée sur le développement des secteurs agricole et industriel. Le Liban peut ainsi développer une agriculture complémentaire avec la Syrie. Il peut aussi se lancer dans les petites industries de transformation. Enfin, il doit rétablir une certaine justice sociale. Au lieu de se lancer dans des projets grandioses de palais, d’autoroutes ou d’aéroports, il conviendrait de revoir la politique de l’éducation et de la santé. C’est d’ailleurs un des principaux critères de développement. Car un citoyen n’ayant plus à se soucier du coût de l’éducation de ses enfants ou des soins médicaux est certainement plus productif. Traboulsi critique aussi la démesure libanaise : les prix au Liban sont ceux d’un pays développé alors que les salaires sont ceux des pays sous-développés. Sans compter enfin qu’ici, la politique prend le pas sur tous les autres secteurs. Il croit donc en un rôle plus important de l’État, notamment sur le plan de la redéfinition des critères et des priorités et sur le rééquilibrage social, notamment l’annulation des monopoles commerciaux de facto. Certes, un tel sujet ne peut être analysé aussi brièvement, mais ce qui apparaît déjà, c’est que le Liban peut accélérer son développement s’il sait s’adapter aux nouvelles données et apprendre à être réaliste. Nous ne sommes donc pas condamnés à rester dans le tiers-monde. Mais pour en sortir, il faut procéder à une réforme de l’éducation et de la santé, éliminer la corruption en assainissant l’administration et en dynamisant les organismes de contrôle, respecter le principe de la séparation des pouvoirs, bref changer la classe politique actuelle ou, à tout le moins, l’obliger à modifier son comportement. Mais surtout, il faut relancer la vie culturelle dans son sens large, pour que le Liban redevienne cet espace de liberté et de foisonnement d’idées qui rayonnait sur l’ensemble de la région. Un petit effort, voyons, les Libanais sont capables de faire autre chose que des bluettes ridicules, de se remplir les poches et de jeter leurs mouchoirs de papier à travers les vitres de leurs voitures…
«Un tiers-mondiste, deux-tiers mondain». La boutade, pour ironique qu’elle soit, expliquait bien une certaine réalité libanaise. Au fil des guerres et de la corruption, cette réalité est devenue aujourd’hui «deux-tiers mondistes et un tiers-mondain». Que le Liban soit donc un pays du tiers-monde, pardon en voie de développement, comme on le dit poliment, sans toutefois préciser que cette voie est le plus souvent permanente – il n’y a pas de quoi en faire une maladie. C’est le cas de la majorité des pays de la planète et, après tout, ce n’est plus un concept péjoratif, mais des données scientifiques. Mais qu’il soit régulièrement en train de régresser et qu’au-delà de ses difficultés économiques, c’est sur le double plan sociologique et politique qu’il appartient désormais au tiers-monde, cela...