Actualités - OPINION
Regard - Récital Georges Schéhadé au Monnot avec Jean Piat et Roger Assaf "Je m'en fous de la littérature"
Par TARRAB Joseph, le 16 novembre 1998 à 00h00
Georges Schéhadé détestait les honneurs. Il les fuyait comme la peste. Il n’aurait pas aimé se trouver dans la salle du théâtre Monnot, vendredi soir, parmi les invités triés sur le volet de la Fondation Nadia Tuéni pour écouter, dits par Jean Piat et Roger Assaf, avec des pauses-oud de Charbel Rouhana, les poèmes posthumes inédits de Poésie VII qui vient de paraître aux éditions Dar An Nahar sous forme d’album sur feuillets mobiles ingénieusement orchestré, manuscrits, textes bilingues, croquis humouristiques, aquarelles de l’auteur et peinture de Georges Cyr, par Saad Kiwan. Il n’aurait pas aimé se trouver là, non plus, car, au lieu de profiter de la parution de ses œuvres complètes frais émoulues de presses de Dar An Nahar, pour étoffer les sept ultimes mini-poèmes récitables en cinq minutes par des extraits de Redogune Sinne, de L’Ecolier Sultan, de Poésies I à VI, voire des passages de ses pièces de théâtre, ce qui eût été une rafraîchissante remise en mémoire pour l’auditoire et un récital Georges Schéhadé en bonne et due forme, on a préféré un pot-pourri de propos élogieux à son égard de Paul Eluard (un «chant juste», la poésie «redevenue noble»), Jules Supervielle («conteur arabe et poète français le plus racé»), Saint-John Perse («un pur poète de naissance», «poète, qui l’est plus, qui l’est mieux», «état de grâce»), Gaëton Picon («parfum essentiel», «intemporelle poésie»), André Breton («émancipation des mots», «éclats de rosée»), Jean-Louis Barraut («contours buissonniers mais secrètement construits», «insecte qui pique»). Fallait-il, une fois de plus, convaincre un public acquis d’avance à la musique schéhadienne parce qu’elle vibre au diapason de sa plus intime sensibilité, comme si elle en était le verbe énonciateur, de l’éminente valeur de son œuvre aux yeux de ses pairs? Fallait-il vraiment assortir les sept petits poèmes sans prétention mais sertis de gemmes impondérables (C’était dans un verger à l’heure du soir / Le poids des pommes fondait dans l’ombre) et donc intraduisibles, d’une version arabe récitée qui, même sous la plume de Ounsi el- Hajj de qui on peut dire aussi «nul n’est plus, nul n’est mieux poète», les dépouilles de leurs complexes sonorités qui en font le parfum essentiel? Et fallait-il les écraser, ces fragiles choses, par deux bolides poétiques du calibre de Deux amants d’hier, aux quatre pieds plantés dans un jardin de pomme de Fouad Gabriel Naffah (Ah! Les pommes du «verger» et du «jardin») et de cette fresque libanaise de Nadia Tuéni qui commence par Mon pays longiligne et se termine par Beyrouth reste en Orient le dernier sanctuaire où l’homme peut toujours s’habiller de lumière, déclenchant, comme à chaque fois, les applaudissements du public? Le plaisir de les écouter n’empêche pas de regretter de n’avoir pas pu entendre davantage de textes schéhadiens. Le visage détourné Le contraste était saisissant, et pas du meilleur effet, entre un Jean Piat un peu perdu, élégant et retenu, et un Roger Assaf déambulant, gesticulant, pontifiant, cabotinant comme on l’a rarement vu le faire. La poésie n’en demande pas tant, surtout celle de Schéhadé qui était le prototype même de l’économie de gestes et de paroles et qui répugnait à se mettre en vedette. Le spectacle de trente minutes a d’ailleurs parfaitement illustré cette modestie native ou cette timidité, d’abord par une admirable peinture de Georges Cyr, l’une de ses œuvres les plus vraies et les plus touchantes, un «portrait» moral de Schéhadé assis sue une chaise, le corps affalé sur son secrétaire, le visage détourné. Tout Schéhadé est dans cette attitude songeuse, celle de la création poétique peut-être ou de la simple rêverie, et dans cette dissimulation du visage. Du reste, il existe de lui très peu de photographies: sauf celles de Varoujan Sétian, où il joue le jeu, mais jamais de face, les autres sont d’incertaines photos d’amateur mal tirées. Elles ont été projetées sur un écran en ordre inverse, des plus récentes aux plus anciennes pour montrer, peut-être, combien Georges Schéhadé est resté et restera un éternel adolescent. Et tout Schéhadé, encore plus, est dans les dernières images de cette soirée, celles d’un bref film sautillant où, pris de profil par la caméra à laquelle il n’adresse pas le moindre regard, et enveloppé dans l’épais panache de fumée de son inséparable cigarette, comme perdu déjà dans un autre monde, il avoue: «Assis dans ce fauteuil, pour moi chaque soir est un réveillon solitaire. Je ne pense pas, je ne fais rien. Je m’en fous de la littérature, elle ne sert à rien, de la poésie, du théâtre... Je sens comme un serpent enroulé autour de moi-même, mais un serpent pas méchant». Poignant dernier témoignage d’un homme qui, sans doute, dans son exil parisien, lui si attaché à Beyrouth, sent sur «(sa) tête le ciel sans aucun avenir». Avec cette tête émaciée d’oiseau las, il était pareil au «poids des pommes» qui «fondait dans l’ombre»: dans l’ombre, également, fondaient nos cœurs. Ce bout de pellicule a empêché le public de se sentir entièrement floué dans un récital où la voix de Georges Schéhadé fut, en définitive, la plus rare.
Georges Schéhadé détestait les honneurs. Il les fuyait comme la peste. Il n’aurait pas aimé se trouver dans la salle du théâtre Monnot, vendredi soir, parmi les invités triés sur le volet de la Fondation Nadia Tuéni pour écouter, dits par Jean Piat et Roger Assaf, avec des pauses-oud de Charbel Rouhana, les poèmes posthumes inédits de Poésie VII qui vient de paraître aux éditions Dar An Nahar sous forme d’album sur feuillets mobiles ingénieusement orchestré, manuscrits, textes bilingues, croquis humouristiques, aquarelles de l’auteur et peinture de Georges Cyr, par Saad Kiwan. Il n’aurait pas aimé se trouver là, non plus, car, au lieu de profiter de la parution de ses œuvres complètes frais émoulues de presses de Dar An Nahar, pour étoffer les sept ultimes mini-poèmes récitables en cinq minutes par des...