Est-ce la tempête qui a soufflé sur Beyrouth en début d’après-midi ou le sentiment que les dépositions des témoins convoqués n’apporteront rien de nouveau au procès qui explique ce qui peut être perçu comme un manque d’intérêt dans l’audience d’hier: au cours des deux précédentes, il y avait foule dans l’immense salle de tribunal, mais seulement six bancs étaient occupés hier, essentiellement par les proches des deux accusés et quelques avocats qui suivent le dossier de près.
Les agents de la Moukafaha, toujours sur le qui-vive, étaient plus tolérants que d’habitude, autorisant l’assistance à mastiquer et se montrant particulièrement diserts, installés sur les derniers rangs dans la salle. Lorsqu’ils interviennent, c’est pour réveiller quelques personnes assoupies sur les bancs. Même les avocats de la défense interviennent moins que d’habitude laissant au président Khairallah ainsi qu’à M. Geagea le soin d’interroger le capitaine Maher Halabi, de la brigade judiciaire (convoqué par la cour), Charbel Akiki, un ancien élément FL, et deux autres cadres de cette formation, Milad Hélou et Jacques Mnéssa (il tient à préciser qu’il se nomme Mnéssa et non Ménassa).
Si la déposition du capitaine Halabi est axée sur l’explosion de la deuxième voiture piégée d’Antélias, le 29 mars 1991, celles des trois autres porteront essentiellement sur le fonctionnement et les activités de plusieurs services des FL, tels que les services de sécurité, la trésorerie, le service de protection et d’intervention, l’intendance, les rapports entre eux, les fonctions de leurs responsables... ce qui donne lieu à une flopée de détails parfois superflus.
A l’ouverture de l’audience à 14h30, Me Issam Karam informe la cour que M. Joseph Abou Charaf qui se trouve à l’étranger l’avait appelé le matin au téléphone pour l’informer qu’il ne sera pas en mesure de venir à Beyrouth pour témoigner. La défense souhaitait l’entendre parce qu’il était considéré comme étant proche de MM. Murr et Geagea et qu’il aurait joué un rôle pour les rapprocher. Me Karam revient ensuite à la déposition du ministre de l’Intérieur, soulignant que, dans le cadre de l’émission politique «Kalam el-Nass», sur la LBCI, il y a quelque temps, le député Chaker Abou Sleiman avait déclaré qu’il avait été chargé par M. Murr de défendre ses intérêts après son départ pour Paris. «Le député avait précisé que lorsque le ministre Murr était parti pour Paris à la suite du conflit entre Elie Hobeika et Samir Geagea et qu’il y a eu mainmise sur ses biens, il l’avait appelé pour lui demander s’il accepterait de défendre ses intérêts. Le député a affirmé avoir accepté précisant qu’il avait par la suite intenté un procès à l’Etat en la personne du président Amine Gemayel parce qu’il s’était approprié des équipements de construction qui lui appartenaient», raconte Me Karam.
«Une honte»
L’avocat brandit la vidéo-cassette sur laquelle l’interview de M. Abou Sleiman est enregistrée et demande à ce qu’elle soit visionnée par la cour «pour qu’on puisse entendre dire que ce ne sont pas les FL mais d’autres qui avaient confisqué les équipements de M. Murr. Cette formation en a toutefois été accusée comme s’il est devenu obligatoire de lui coller tout ce qui est honteux et cela en soi est honteux». Me Karam remet la cassette au président Khairallah et se réserve le droit de convoquer M. Abou Sleiman à la barre des témoins.
Le capitaine Halabi est ensuite appelé. Devant la cour, il explique qu’à la suite de la deuxième explosion, la brigade avait été chargée sur base d’une commission rogatoire délivrée par le premier juge d’instruction militaire à l’époque, M. Nasri Lahoud, de mener les investigations qui s’imposent et de retrouver la trace d’un suspect à l’époque, Elie Feghali, qui aurait conduit le véhicule.
Le capitaine Halabi donne des précisions sur la disposition des deux voitures piégées au moment des explosions, en se référant toutefois au procès-verbal qu’il avait établi à l’époque, en raison de trous de mémoire. Il souligne qu’il avait été rapidement possible de découvrir que la plaque d’immatriculation de la Buick piégée était fausse et qu’elle revenait à une Fiat.
Le problème s’était toutefois posé lorsqu’il a fallu essayer de découvrir l’identité du propriétaire du véhicule en se fondant sur le numéro du moteur, explique-t-il.
C’était une mission impossible, «en raison de l’état des registres du service d’enregistrement des voitures et de l’impossibilité de déterminer avec précision la date de fabrication de la Buick» marron et beige qui avait explosé.
Younès: «Il ne
s’agit pas
de la même voiture»
Et si la brigade judiciaire a pu établir que la voiture se trouvait sur les lieux de l’explosion au moment de la première tentative d’attentat, c’est en raison de photos de presse qui la montrent en évidence et des dépositions de témoins, dont Ghazar Ghazarian, un gardien du patriarcat arménien. Lors de l’audition de Ghazarian, au début du mois, la défense avait demandé que ces photos soient retrouvées.
Deux photos prises lors du premier attentat sont montrées à l’accusé Manuel Younès, qui affirme qu’il ne s’agit pas de la même voiture qu’il avait dit avoir vue en train d’être piégée au bâtiment de sécurité des FL à la Quarantaine. «La lunette arrière de la Buick que j’avais vue est différente de celle que la photo montre. De plus, il y avait des bandes de bois sur les portières de l’autre véhicule mais que je ne vois pas ici. Le toit seul était beige alors que sur la photo je vois que le beige s’étend jusqu’aux deux côtés du véhicule», affirme-t-il. Mais il précise ne pas savoir s’il s’agit de la même Buick qu’il avait également affirmé avoir vue dans le parking du bâtiment municipal jouxtant celui de la sécurité. «J’ai à peine eu le temps de l’entrevoir», souligne-t-il.
Le capitaine Halabi reprend les indications fournies par Ghazar Ghazarian sur la présence de la Buick garée au niveau du trottoir adjacent au mur du patriarcat arménien.
La cour interroge ensuite Charbel Akiki. Cette fois, c’est le «bon» témoin qui se présente et non pas un simple homonyme, comme vendredi dernier. Charbel, un ancien élément FL auprès du service de sécurité de cette formation, aurait conduit Jean Chahine sur une mobylette jusqu’à Antélias où la voiture piégée devait être déposée puis l’aurait ramenée au bâtiment de sécurité FL. Il n’est toutefois pas interrogé sur ce point précis, mais sur les voitures acquises par son service. Charbel indique que le service de sécurité FL avait des Mercedes, des BMW et «une Buick station qui servait au transport de la nourriture».
La moto
Il précise aussi qu’il y avait une «grande» motocyclette de type Honda à la «caserne de la section de l’intervention» où il était détaché, et que «plusieurs éléments (FL) l’utilisaient». «Je la conduisais parfois, puis elle est tombée en panne et a été mise de côté», ajoute-t-il, précisant qu’il l’avait ensuite achetée parce qu’il venait d’acquérir une moto du même genre et avait besoin de pièces de rechange. Il répond aux questions de M. Geagea et précise que la moto appartenait à une personne qui avait été arrêtée par les FL et qu’il avait l’habitude de prêter par la suite son véhicule à ses amis pour des promenades. Il prétend toutefois ne pas se rappeler s’il l’avait prêtée à quelqu’un en mars 1991.
Charbel affirme ignorer si les voitures civiles acquises par les FL étaient parfois piégées. Le président Khairallah lui cite une série de noms. Il dit seulement connaître Manuel Younès, «qui faisait partie du service administratif», et précise que Younès n’a pas de surnom et qu’à sa «connaissance, tout le monde l’appelait par son prénom». Il dit aussi connaître Wafaa Wehbé, le témoin à qui Naja Kaddoum et Elie Awad (Juliano) auraient confié qu’il y a eu deux tentatives d’attentat contre M. Murr, ainsi que Tony Obeid et Naja Kaddoum. Charbel déclare toutefois ignorer quelles étaient exactement les missions qu’ils effectuaient. «Personne ne connaissait les missions des autres», indique-t-il.
Milad Hélou, successivement chef du département du trésor, de la comptabilité, puis de la section d’administration et de la logistique au sein des FL entre 1986 et 1989, est longuement interrogé par le président Khairallah sur la spécialité de chaque service. Il indique que le département logistique était en charge de tout ce qui s’inscrit dans le cadre de l’intendance et rappelle que lorsqu’il avait été muté au bâtiment de sécurité, il avait découvert un dépôt de vieilles armes et demandé à Tony Obeid de le vider. «Depuis, cette section n’a plus été responsable des armes», déclare-t-il.
Selon le témoin, il y avait des voitures de tout genre au bâtiment de sécurité, «européennes, américaines et japonaises, dans la mesure où chaque cadre était autorisé à avoir son propre véhicule». Il indique qu’il avait lui-même une Buick bleue et qu’il n’y avait pas de garage pour la réparation des voitures au sein du bâtiment des FL. Milad, qui connaît la plupart des éléments FL dont les noms sont cités par le président Khairallah, souligne que c’est la section de Tony Obeid (protection et intervention) qui était en charge des explosifs et que lorsque le service de sécurité avait besoin d’armes, il présentait sa demande à travers la section d’état-major FL.
Le rassemblement
des armes
Aux questions posées par M. Geagea, il répond en précisant que Ghassan Touma, Tony Obeid et Ghassan Ménassa se trouvaient la plupart du temps au Kesrouan au début de l’année 1991 et qu’ils se rendaient «parfois» à Beyrouth. «A partir d’avril, ils ne se sont plus rendus dans la capitale», ajoute-t-il. Toujours au début de l’année, les FL s’apprêtaient à évacuer l’immeuble de la SNA à Achrafieh pour le rendre au PNL, raconte-t-il, précisant qu’à cette époque les FL se préparaient aussi à sortir de Beyrouth. «Il nous était demandé de rassembler les armes et les munitions pour les envoyer au Kesrouan suivant le plan établi par l’Etat». Jacques Mnéssa confirmera un peu plus tard que les armes avaient été transférées au Kesrouan sous la garde d’un convoi de l’armée avant d’être envoyées à l’extérieur.
«Quelles étaient les instructions du commandement des FL lorsqu’il était question d’un déploiement de l’armée à Jbeil et dans le Kesrouan?», lui demande M. Geagea qui consulte son dossier. «Qu’il n’y ait aucune confrontation avec l’armée», répond le témoin qui fait par ailleurs remarquer que Manuel Younès n’avait aucun surnom. «Manuel était un officier détaché par l’état-major. Il n’était donc pas nécessaire qu’il ait un surnom. Seuls les membres du service de sécurité en avaient», assure-t-il.
Le témoin dit ignorer si les FL piégeaient des voitures mais précise qu’il avait appris qu’une BMW bourrée d’explosifs avait été stationnée au niveau de Nahr el-Mott lors de la guerre entre l’armée et les FL, pour parer à une éventuelle percée des troupes du général Aoun. Cette voiture avait été retirée des lieux en raison d’un problème technique, poursuit-il.
Pour ce qui est du garage du bâtiment de la municipalité où la Buick piégée aurait été entrevue, il note qu’il servait à mettre à l’abri les voitures des membres de la formation lors des bombardements. «Le parking n’avait pas de porte et était gardé dans la mesure où il était adjacent au bâtiment de sécurité», poursuit-il.
Le quatrième et dernier témoin, Jacques Mnéssa, tient à préciser l’orthographe de son nom «épelé et prononcé d’une manière fausse par tout le monde». Il précise qu’il était responsable de la section des équipements et qu’il était en charge de tous les dépôts d’armes et de munitions, à l’exception des explosifs qui étaient confiés à la section du génie militaire, relevant de l’état-major FL. Il rappelle qu’il avait supervisé l’opération de ramassage des équipements militaires FL qui avaient été par la suite envoyés au Kesrouan, en coordination avec l’armée. Il n’est au courant de rien en ce qui concerne la tentative d’attentat contre M. Murr dans la mesure où il avait été mis à la disposition du commandement des FL bien avant.
Le président Khairallah s’apprête à lever l’audience parce que le dernier témoin qui devait être entendu, Hamid Saadé, n’a pas pu être convoqué n’ayant pas été trouvé. Me Karam revient alors à la charge et réclame la convocation de MM. Albert Mansour et Gebrane Tuéni à titre de témoins. Dans sa déposition, le ministre de l’Intérieur avait indiqué que M. Tuéni avait joué un rôle dans la restitution du matériel de construction, saisi selon lui par les FL. Me Rizk insiste à son tour sur l’«extrême importance» de la déposition de M. Mansour dans la mesure où il était, fait-il remarquer, chargé avec M. Mohsen Dalloul d’entreprendre des contacts avec le chef des FL.
Le président Khairallah décide toutefois de joindre les deux demandes, ainsi que la cassette-vidéo, au dossier afin de pouvoir «apprécier leur utilité» avant de lever l’audience jusqu’au 5 mars prochain.
Tilda ABOU RIZK