«(...) C’est sur l’aspect national et politique du dialogue que je voudrais succinctement m’arrêter. L’équilibre sur le plan national est la formule magique dans le phénomène libanais. Toutes les fois qu’il a été rompu en faveur d’une communauté et au détriment d’une autre, et je parle ici des deux composantes chrétienne et musulmane, le Liban devenait le théâtre d’évènements tragiques, qui mettaient en péril les acquis positifs du passé, et on perdait ainsi du temps et des opportunités qu’on aurait pu employer pour envisager ensemble des solutions à un tas de problèmes nouveaux qui auraient entre-temps émergé.
«Dans une société pluraliste comme la société libanaise, nous avons compris depuis le début que le dialogue dont nous avions besoin n’était pas uniquement celui qui visait à connaître son droit à la différence, à l’altérité, car ceci est déjà chose faite. Il fallait surtout organiser la gestion de cette différence. Le discours traditionnel sur la convivialité, les politesses d’usage des conférences devenaient superflus. Il fallait un débat franc sur les questions fondamentales: comment par exemple s’exercerait un pouvoir garantissant la gestion de la diversité de la société civile à travers les institutions du même état unitaire? Et là, qu’il me soit permis de souligner l’importance du synode pour le Liban convoqué par le pape en 1991 et des travaux dont il a fait l’objet par la suite.
«Quand la guerre s’arrêta au Liban, et ce par une décision internationale et régionale, les Libanais prirent tous conscience d’un fait, à savoir que l’expérience libanaise méritait d’être vécue, surtout qu’elle avait engendré des acquis notables au niveau de la liberté, de la démocratie, dans une région où ces deux termes n’étaient pas monnaie courante. Ils prirent conscience de l’importance du rôle que leur témoignage pourrait amner au dialogue entre les deux bords de la Méditerranée, facteur de rapprochement et non d’éloignement entre les peuples. Le chrétien libanais, par son appartenance orientale, était surtout appelé à jouer un rôle dans le règlement d’un conflit qu’on présentait comme étant entre l’Occident et l’islam, et avec l’escalade de la violence, l’opinion publique internationale pourrait ne plus distinguer entre l’islam, l’islamiste, l’intégriste, et de là à arriver à terroriste, la distance n’est malheureusement pas très grande. L’effroyable attentat du RER, fortement condamné à juste titre, renforce la hantise de cet amalgame. Ce conflit intéresse le monde entier, mais le rôle chrétien tant recherché ne peut donner son plein rendement si l’expérience libanaise elle-même aboutissait à un échec.
Equilibre rompu
«En plus de cette prise de conscience, il faudrait souligner que l’accord de Taëf qui a permis de briser le cercle de la violence n’était pas aux yeux de bon nombre de Libanais l’accord idéal. Loin de là. Mais il aurait dû permettre d’instaurer l’autorité de l’Etat et de jeter les bases pour une réelle entente nationale. Jusqu’à présent, et suite à l’application partielle, partisane et arbitraire de cet accord, l’équilibre entre les communautés est rompu au détriment des chrétiens, et cette communauté, dont le rôle fut déterminant dans la création du Liban, manifeste son opposition en ne participant pas pleinement dans la conduite des affaires publiques. De là s’est fait sentir le besoin d’appeler à un vaste mouvement de dialogue entre toutes les parties en vue de parvenir à un programme national unifié, qui n’a pas encore vu le jour, mais auquel travaillent tous ceux qui sont intéressés de voir le Liban poursuivre sa mission.
«Notre société porte le fardeau de son passé, et le Liban n’est devenu un pays qu’à cause de sa structure multi-confessionnelle. Le confessionnalisme, qu’on accuse de tous les maux, et ceci va vous paraître paradoxal, a joué un rôle déterminant non seulement dans la création de l’entité nationale, mais dans tout développement intervenu dans le système politique et la Constitution. Ce confessionnalisme demeure jusqu’aujourd’hui la base de l’infrastructure sociale croyante, où le facteur religieux est très puissant traditionnellement. L’allégeance du citoyen va en premier lieu à sa communauté en qui il voit un refuge et une protection, tout en accordant une partie de cette allégeance à l’Etat. Cette part n’est pas définie: elle augmente ou diminue en fonction des relations que le citoyen entretient avec le régime en place. Toutes les fois qu’il a le sentiment que l’Etat est en mesure de sauvegarder l’indépendance, de lui assurer la liberté lui permettant de se réaliser pleinement, il s’attachera davantage à lui, et plus il sent que l’Etat est faible, que l’équilibre communautaire est rompu, plus il s’en éloigne et il s’attache à sa communauté, et plus le langage confessionnel s’élève, et plus les communautés se ferment sur elles-mêmes. Ceci a été déjà expérimenté dans le passé chez les musulmans et maintenant chez les chrétiens.
«Nous sommes régis par un système confessionnel à travers les dix-neuf communautés qui participent au pouvoir à travers un partage des postes dans le gouvernement et l’administration. L’Etat ne traite pas politiquement directement avec les citoyens en tant que tels mais à travers leurs communautés religieuses, qui sont aussi responsables en matière d’état civil avec des règlementations propres. Penser à sortir de ce système actuellement n’est pas envisageable, surtout dans une société pluraliste comme la nôtre.
«Ce qui est actuellement envisageable, et les efforts se conjuguent pour y parvenir, c’est faire de sorte que l’équilibre soit réalisé pour qu’aucune communauté à cause d’une prétendue supériorité démographique, économique ou autre n’accapare le pouvoir au détriment d’autres communautés.
«Tous restent cependant conscients que cet état de choses ne doit pas nous amener à consacrer à jamais le confessionnalisme, mais en sortir doit se passer de façon graduelle. Il s’agit en premier lieu de renforcer l’autorité d’un Etat libre et égalitaire, dans une unité politique mais dans une diversité au sein de la société civile. Et si le dialogue a mené jusque-là à une plus grande connaissance les uns des autres, il s’oriente actuellement à rechercher une vision commune à toutes les confessions dans un complémentarisme qui remplacera le «je» par le «nous».
«Une autre conviction commune existe, à savoir le refus d’un Etat basé sur la religion: le chrétien ne cherche pas à bâtir un état chrétien, ni le musulman à ériger une république islamique, mais les deux n’ont pas réussi à définir le système ou plutôt le mécanisme d’un système garantissant le pluralisme dans l’unité de l’Etat. Plusieurs formules ont été avancées, mais aucune n’a encore recueilli l’acceptation de tous. Une mention spéciale doit être faite ici à la laïcité que d’aucuns pensaient pouvoir être la bonne solution. Parfaitement concevable dans une société uniforme et homogène, elle aboutirait dans une société pluraliste comme au Liban à la démocratie du nombre, qui annule l’autre, à savoir le minoritaire, et ceci va à l’encontre de cette spécificité libanaise, en plus qu’elle heurte les convictions des musulmans en général».
«Sommes-nous donc condamnés à rechercher indéfiniment la pierre philosophale pour solutionner notre problème? Je ne le pense pas. Mais une chose est sûre, à savoir que le but à atteindre est clair, et un consensus existe à son propos: la vie commune doit continuer, et le dialogue est le seul moyen pour y parvenir. Les problèmes sont abordés avec beaucoup plus de sérieux et d’ouverture que par le passé, et c’est en permanence qu’il faut trouver des solutions à des nouvelles données. Ne sommes-nous pas d’ailleurs le laboratoire de la coexistence? La volonté de réussir existe chez tous, et des hommes de bonne volonté sont à la tâche, tout en sachant pertinemment le poids que font peser sur le Liban une conjoncture régionale lourde et une indépendance inncomplète (...)
«Je termine en disant qu’au cœur de chaque chrétien du Liban, existe une part d’islam, et que dans le cœur de tout musulman libanais, il existe une part de christianisme. Valorisons et fortifions ces parties communes et le terrain de l’entente sera plus vaste».
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