
« When the Second Sun Arrives, A Comet in Your Eyes », de Janaina Wagner, au Musée Sursock. Photo Christopher Baaklini
Curatées par Marie-Nour Héchaimé et réalisées en partenariat avec l’Institut Guimarães Rosa Beyrouth et l’ambassade du Brésil au Liban, deux œuvres se déroulent dans les paysages brésiliens sur fond de dystopie contemporaine.
« The Vanguard Outside of History », Panos Aprahamian, au Musée Sursock. Photo Christopher Baaklini
Extraterrestres, FLP et guerres du Moyen-Orient
Dans la galerie à gauche tourne en boucle le diptyque imaginé par Panos Aprahamian sous le titre The vanguard outside of history , ou l’avant-garde en dehors de l’histoire. Dans un village côtier près de São Paulo, on entre dans une maison modeste où bavardent une femme et un enfant dans le clair-obscur d’une scène intimiste. Elle est assise par terre dans un rayon de lumière, il est couché sur un grand lit et traduit ce qu’elle dit en lui jouant avec les cheveux. Ils parlent d’un homme, le frère de la femme, parti sans prévenir ni laisser de traces. On apprend que l’homme, Ypsilon, un nom en forme d’inconnue, n’a pas connu son propre père, lui-même disparu quand il était en bas âge. On apprend aussi qu’il était d’origine libano-palestinienne, établi au Brésil et parti se battre aux côtés du FLP dans les années 1980. Où est passé Ypsilon ? L’enfant, qui trahit parfois les propos de la femme, laisse entendre qu’il était hanté par les extraterrestres. Ypsilon est-il parti en Syrie, à la recherche de son père ou simplement à sa suite ? A-t-il été enlevé par ces extraterrestres qu’il aurait tenté de rejoindre à Palmyre dont on dit que les ruines leur auraient servi de base ? Marie-Nour Héchaimé souligne que la jeunesse brésilienne demeure elle-même très influencée par le trotskyste argentin Juan Posadas, célèbre pour sa théorie selon laquelle les extraterrestres existent et que leur civilisation est très avancée, preuve, selon lui, que leur société est communiste et qu’une guerre nucléaire précipiterait leur venue au secours des Terriens pour balayer une fois pour toutes le capitalisme qui est leur grand mal. Le volet parallèle de cette vidéo montre des « témoins » de la vie d’Ypsilon. Une enseignante dont il aurait été l’élève, deux jeunes femmes dont il aurait été l’ami. Elles le racontent par bribes tandis que sur la pellicule se succèdent des images en apparence aléatoires d’une personne de dos qui se fait couper les cheveux ou d’un homme faisant des longueurs lentes et souples dans une piscine moderniste sur fond de jungle. Lors d’une conférence donnée au musée Sursock le 27 mars, Panos Aprahamian révélait avoir donné à ses acteurs-figurants la pleine liberté de choisir leur lien imaginaire avec Ypsilon, ce qui a donné lieu à cette sorte de cadavre exquis où la vie fictive du personnage disparu prend consistance tout en reflétant les pensées réelles et les hantises des Brésiliens d’aujourd’hui.
Né à Beyrouth en 1987, Panos Aprahamian est un réalisateur de films de fiction, un artiste médiatique et un écrivain. À travers le film, le texte, les nouveaux médias et le rituel, sa pratique explore la présence spectrale du futur passé dans les corps morts-vivants, les paysages sacrificiels, les pratiques culturelles et les relations sociales. En 2024, Aprahamian a reçu la bourse Han Nefkens Foundation-Fundació Antoni Tàpies Video Art et la bourse Eliza Moore pour l’excellence artistique.

Une autoroute et trois légendes
Tout aussi immersive est la double vidéo de Janaina Wagner qui donne son titre à l’exposition : When the Second Sun Arrives / A Comet in Your Eyes (Quand le deuxième soleil arrive / Une comète dans vos yeux). Cette installation est la dernière d’une trilogie sur l’autoroute transamazonienne BR-230. Lancé dans les années 1970, ce projet méga-moderniste qui a déjà grignoté 4 000 km de jungle a bouleversé les écosystèmes, les moyens de subsistance et les traditions de l’Amazonie. Dans les vidéos de Janaina Wagner, l’arrivée d’un second soleil interrompt cette dévastation en cours, bouleversant le temps et l’espace.
« Cette route amazonienne a été initiée sous la dictature civile militaire. Elle a des conséquences dramatiques sur les peuples autochtones de la forêt », explique Marie-Nour Héchaimé. « Chaque volet de ce triptyque est consacré à un tronçon de la route, ainsi qu’aux villages et populations qui l’entourent et aux légendes qui y sont associées », ajoute-t-elle. « Le premier s’intéresse au personnage de Curupira, mascotte de la COP30 qui aura lieu au Brésil en novembre 2025. Curupira est la divinité protectrice de la forêt », explique encore la curatrice. La deuxième légende interprétée en vidéo par Janaina Wagner raconte que la Terre a été percutée par une météorite, donnant ainsi naissance à la Lune. La troisième légende clame qu’un deuxième soleil apparaît et renverse la planète Terre. Ce monde inversé est traduit par l’artiste en deux vidéos, channel 1 et channel 2 où les images apparaissent à l’envers, reliées entre elles par une plaque en laiton dans laquelle elles se reflètent. Le soleil venge l’Amazonie. Le dialogue est inspiré du Ravissement de Lol V. Stein, roman de Marguerite Duras sur le ravissement, qu’il soit amoureux, mystique ou au sens propre de l’enlèvement. Il renvoie aussi à la thématique de l’amour chez Anne Carson. Des formes de l’attachement qui mènent irrémédiablement à la folie. « La fin du monde arriverait-elle en même temps que la folie de l’amour ? » Une question à travers laquelle la curatrice ouvre une nouvelle voie d’interprétation.
Cinéaste et artiste plasticienne, Janaina Wagner et née en 1989 à São Paulo. Sa pratique basée sur la recherche se penche, entre film, dessin et installation, sur les notions de progrès et d’héritage, articulées à travers une constellation d’histoires, de faits, d’images et de souvenirs. Elle est doctorante au Fresnoy-Studio National des Arts Contemporains (FR) et développe actuellement son premier long métrage, A Mala da Noite.
Des œuvres en rapport avec l’environnement
Après des études en droit et un master en industrie culturelle, Marie-Nour Héchaimé travaille d’abord à la galerie Ashkal Alwan. Elle s’inscrit ensuite à Sciences Po dans un cursus art et politique où elle rencontre Janaina Wagner. Elle devient ensuite programmatrice disciplinaire avant d’être désignée commissaire d’expositions au musée Sursock depuis juillet 2020. Les trois expositions qu’elle a présentées jusqu’à présent aux « Twin Galleries » du musée sont en rapport avec l’environnement. « J’ai choisi d’exposer les œuvres de Panos Aprahamian et Janaina Wagner pour l’attention qu’ils portent aux enjeux et aux récits liés à l’Anthropocène, notamment l’exploitation des ressources naturelles, des peuples autochtones et des formes de vie plus – qu’– humaines. Leurs œuvres vidéo sont ancrées dans une approche esthétique singulière et s’apparentent à des documentaires spéculatifs. Toutes deux tournent leur regard vers le cosmos – non pas comme une fuite, mais comme une manière de forcer un horizon, d’ouvrir une brèche dans un présent sans perspective », affirme cette passionnée de l’histoire environnementale depuis l’apparition de l’humain. « Cette exposition est dans le désespoir. Les deux artistes se tournent vers le cosmos comme un espoir que quelque chose va venir nous sauver », souligne-t-elle.
À signaler que cette exposition bénéficie du soutien de la banque BEMO en rapport avec son initiative « La mini forêt » où BEMO s’est associée avec l’entreprise sociale theOtherDada dans l’objectif de transformer une place de stationnement de parking en une dense forêt urbaine accueillant une cinquantaine de plants natifs de tout genre, dans le but de devenir un refuge attirant des pollinisateurs urbains, réduire l’effet d’îlot de chaleur, agir sur la pollution de l’air ainsi qu’atténuer les surfaces inondables due à l’imperméabilité des surfaces urbaines. Le parking du siège social de la banque à achrafieh a ainsi accueilli des plantes comme le chêne, le pin, le zaarour, le pistachier et le thym, fournissant un habitat pour la faune, de la purification de l’air, des espèces comestibles et médicinales, tout en contribuant au refroidissement des zones urbaines, à la séquestration du carbone, à la filtration des eaux pluviales pour recharger les nappes phréatiques, ainsi qu’à l’amélioration de la santé physique et mentale en rapprochant l’humain à la nature. Cette initiative fera-t-elle boule de neige ?