
Les ruines de Resafa en Syrie. Photo © Vyacheslav Argen/Creative Commons
Saisies par des satellites américains pendant la guerre froide, des images inédites de 396 forts de l'Empire romain sont aujourd’hui accessibles aux chercheurs. Elles ont été prises dans le cadre du programme Corona et Hexagon, pour la surveillance photographique de l'Union soviétique (URSS), de la Chine et d'autres régions de juin 1959 à mai 1986, et exploités par la Direction de la science et de la technologie de la Central Intelligence Agency (CIA) avec l'aide de l'US Air Force.
Les clichés sont d’une haute résolution et si précis que les spécialistes sont parvenus à géolocaliser un à un les forts romains, situés dans des étendues désertiques au Moyen-Orient, notamment en Syrie et en Irak, ainsi que dans des zones militaires actives qui sont interdites aux chercheurs.
Dans la basse vallée de l’Euphrate syrien, Doura Europos est aujourd’hui un paysage couvert de cratères causés par les pillards . Photo Creative Commons
Dans une étude publiée par le journal Antiquity et relayée par le site spécialisé Space.com et le journal britannique The Guardian, Jesse Casana, professeur d'anthropologie spécialisé dans le Moyen-Orient au Dartmouth College du New Hampshire, aux Etats-Unis, signale cependant le risque de ne plus retrouver ces vestiges romains capturés il y a plus d’un demi-siècle. « Ils peuvent être détruits par les pillages, les opérations militaires », mais aussi par « le développement des villes, l'intensification de l'agriculture », ou encore par « la construction de barrages ». Cependant ajoute-t-il, « ces archives permettent d’immortaliser pour l’histoire des ruines disparues à jamais ». Et de souligner en substance, qu’un nombre d'autres ruines ont probablement existé autrefois, mais ont été rayées de la carte à la suite d'un déclin fatal, d'une guerre ou d'une catastrophe. Parmi les images des missions satellites américaines, les forts romains de Sura (25 km à l'ouest de Raqqa) et de Resafa (ou Sergiopolis) en Syrie actuelle. Deux sites encore visibles aujourd’hui puisqu’ils ont échappé à la violence des opérations de l’État islamique, affirme à L’Orient-Le Jour Michel Makdessi, ancien directeur des fouilles en Syrie.
Les ruines de Resafa sont imposantes. Située à 200 km à l’est d’Alep, cette ville connue dans les annales assyriennes était un avant-poste fortifié du désert durant la domination romaine. Elle a prospéré du fait de son emplacement sur la route des caravanes reliant Alep, Doura Europos et Palmyre. Connue à l'époque romaine sous le nom de Sergiopolis, elle abrite la tombe des saints martyrs Serge et Bacchus, et devint un important centre de pèlerinage, qui attirait en particulier les tribus arabes chrétiennes du royaume des Ghassanides. Une magnifique basilique fortifiée, des murailles, des citernes et autres bâtiments imposants ont été édifiés sous le règne de l’empereur Justinien (527 à 565). Assiégée et pillée en 616 par les Perses, la ville déclina après la conquête musulmane, mais le pèlerinage chrétien subsista jusqu’au XIIIe siècle.
Le missionnaire jésuite Antoine Poidebard. Photo Creative Commons
Ligne défensive ou zone dynamique pour le commerce ?
Ces découvertes confirment les résultats d'une étude aérienne de la région, réalisée dans les années 1920 et 1930 par le missionnaire jésuite Antoine Poidebard (né à Lyon en 1878, mort à Beyrouth en 1955). Avec l'aide du Haut-Commissariat de France en Syrie et des escadrilles de l'Armée du Levant, Poidebard avait entrepris une série de vols dans le bassin du Haut-Khabour (frontière turco-syrienne et la frontière irakienne), révélant des structures impossibles à détecter depuis le sol : des fortins, des voies romaines recouvertes par les sables, et autres sites éloignés des pistes en usages. Ce pionnier de l'archéologie aérienne avait identifié un réseau de 116 forts romains dans les secteurs de Palmyre, Deir ez-Zor, Sélahiyé, Abou Kemal, et entre Jabal Sinjar et l’Euphrate à l'est du Khabour, ainsi qu’à Jabal at Tanf (260 km à l'est de Damas) où il a démontré les traces de la cinquième étape romaine sur la route caravanière Damas-Bagdad. Après les reconnaissances aériennes, Antoine Poidebard et ses collaborateurs avaient procédé à des vérifications au sol grâce à l’armée française qui lui avait ouvert des tranchées avec l’appui d’un détachement de méharistes. Signalons qu’un livre intitulé Aux origines de l’archéologie aérienne : Antoine Poidebard (1878-1955), lui a été consacré par l’historien et archéologue français Jean-François Salles et Lévon Nordiguian ancien directeur du Musée de préhistoire libanaise de l’Université Saint-Joseph et corédacteur en chef avec Carla Eddé de la revue d’histoire et d'archéologie du Proche-Orient, Tempora.
La fonction de ces vestiges est au cœur de nombreuses interrogations. Pour Poidebard, ces forts formaient une ligne défensive le long de la frontière orientale de l'Empire romain avec l'État perse, et suivaient une route militaire appelée Strata Diocletiana (route de Dioclétien). Elle a été construite à travers la Syrie pendant le règne de cet empereur à la fin du troisième siècle. Selon des historiens, ces forts servaient aussi à repousser des incursions arabes et de tribus nomades.
Mais le professeur américain de Dartmouth College Jesse Casana estime que « la densité et la répartition de ces forts remettent en question la notion traditionnelle selon laquelle ils servaient uniquement de barrières défensives. Les constructions en particulier au cours des deuxièmes et troisièmes siècles après Jésus-Christ suggèrent une frontière romaine axée sur le commerce et la communication, plutôt que sur la défense. Ils semblent avoir facilité les échanges entre les provinces romaines et les territoires voisins. Ils pourraient plutôt constituer une zone dynamique de commerce frontalier ». En substance, ces forts auraient offert une protection aux caravanes marchandes et aux voyageurs solitaires contre les bandes de voleurs. Ils étaient des points névralgiques pour les voies de passage du commerce et la diffusion de la culture romaine.
"Les constructions en particulier ........ suggèrent une frontière romaine axée sur le commerce et la communication, plutôt que sur la défense." Le dicton "business is business" n'est donc pas récent... héhéhé "negotium est negotium"
21 h 43, le 28 décembre 2024