Ils ont fermé la porte. Elle a accroché la clé à son cou, libéré les vaches, embarqué le lait du jour pour l’offrir en chemin. C’est fini. À leur âge on ne recommence rien. On ne lutte pas, on se laisse dériver. « Si j’avais pu, dit son mari, j’aurais emporté l’odeur du jasmin et des fleurs d’oranger, l’ombre des arbres et le soleil dans les branches et même le cri du chacal au cœur de la nuit. » Ce cri du wawi quand le Sud s’endort, réconfort des insomnies dans la solitude de la plaine. Ils n’emporteront qu’une provision légère de souvenirs heureux, un peu de douceur pour le peu qu’il reste de leurs jours, quelque part où ils ne seront plus jamais les mêmes. Quand l’ordre d’évacuation israélien est tombé, ils ont jeté un dernier regard sur leur maison, la terre que leurs mains ont aimée, les récoltes pour personne, les bêtes et leur regard perdu. Partir c’est quitter. Ils ont pris la route vers le nord. Pas un peu plus haut ni un peu plus à droite ou à gauche. Le nord du nord, aussi nord que nord puisse être. Sans savoir où ils vont. C’est leur troisième fois. Troisième abandon après avoir tenté de vivre dans le sillon de leurs ancêtres, sur un sol sans cesse tiré de sous leurs pieds. Cette fois sera la dernière. Même s’ils reviennent dans un an ou deux, même s’ils s’attèlent encore une fois à reconstruire, si vraisemblablement la maison est détruite, ils n’ont plus le temps. Jamais ils ne se sont sentis aussi minuscules.
La guerre est pour les Libanais une catastrophe récurrente. Elle séquence leur vie, quel que soit leur âge. À chacun son avant et son après, son entre-deux et son pendant. Tantôt entre soi, tantôt contre les fedayins, tantôt contre la Syrie des deux Assad, tantôt sous le feu israélien. C’est un parcours haletant entre les gouttes avec de brèves et lumineuses éclaircies pour faire le plein, jusqu’au prochain effondrement du ciel sur leurs têtes. On dit que la guerre est l’état normal du monde, mais elle semble plus normale dans certains pays qu’ailleurs. À force, on devient expert, mais qu’on ne s’y trompe pas, l’habitude n’est pas résilience. Bien qu’on se déforme, en apparence sans se rompre, qu’on n’aille pas adapter sur nous la mécanique des métaux. On apprend, c’est tout. La vie le veut. Ces jours incertains et ces nuits d’épouvante nous obligent à reconsidérer parfois ce qui a mal tourné. Il n’y a rien au Liban qui ne puisse mal tourner. La fragilité structurelle, le confessionnalisme exclusif qui va jusqu’au mépris de l’autre. Une partie de la population si longtemps abandonnée par l’État central qu’il fut facile de la convaincre de s’en détourner jusqu’à le détruire. L’Iran prédateur qui profite de ces vulnérabilités pour jouer les grandes nations face à Israël. L’Iran qui s’attribue le beau rôle en manipulant d’autres va-t-en-guerre qui exaltent la mort comme sacrifice divin. Et tout l’absurde, tout le gâchis qui accompagne ce processus.
Dans cette épreuve de trop, on voudrait voir une issue optimiste, bien qu’il soit trop tard pour certains. Encore une fois, la solidarité qui s’organise donne conscience à ceux qui ont été jusqu’ici épargnés (la communication israélienne ne cesse de répéter que l’État hébreu n’en veut qu’aux membres du Hezbollah) de la nécessité d’accueillir avec empathie les populations éprouvées. Même partisans d’un groupe terriblement destructeur, ils sont nos frères et sœurs dans la patrie, et cet acte d’accueil est modestement fondateur. Car ils apportent avec eux les parfums lointains du jasmin et de la fleur d’oranger, et même le cri du chacal et la générosité des gens de la terre et toute la douceur du Sud martyrisé, et ils nous offrent avec leur nostalgie lancinante la vive présence du pays perdu, pour beaucoup inconnu, sans lequel aucun d’entre nous n’est lui-même.
Merci magnifique Fifi tt ce que tu écris est un baume sur mon cœur love u
12 h 54, le 01 novembre 2024