« Mais oui, tout va bien les garçons, occupez-vous de vos cours. » Le téléphone collé à l’oreille, Nicole* rassure ses deux enfants, tous deux à Londres pour poursuivre leurs études. Gros cigare en main et lunettes de soleil sur le nez, cette ancienne galeriste absorbe les derniers rayons de soleil d’une journée chargée. Sur la terrasse d’un café de Mar Mikhaël s’apprêtant à fermer boutique, la mère de famille ne semble pas s’inquiéter face aux messages qu’elle reçoit par centaines de l’étranger. « Mes amies me disent que je suis folle, que je devrais rejoindre mes fils en Angleterre ou me réfugier à Chypre », glousse-t-elle. « J’en rigole parce que je sais que ce conflit n’est pas le mien, c’est celui qu’une entité que je ne reconnais pas nous a infligée ! » poursuit la quinquagénaire à voix haute devant les sourcils levés de baristas interloqués.
Ex-membre du bureau des phalanges libanaises « qui ressemblait encore à Bachir » et qu’elle abandonne à la fin des années 1990, Nicole, bien qu’ayant pris ses distances avec la politique, assume toujours une filiation proche du mouvement du 14 Mars. « Je ne suis associée à aucun parti. En temps de crise, c’est différent… Il faut bien s’accrocher à une idéologie et la mienne est avant tout anti-Hezbollah », dixit la native du Metn, qui se retourne de tous les côtés pour s’assurer que personne ne tend l’oreille avant de se lancer dans un pamphlet communautaire : « On a essayé de coexister et voilà ce que ça a donné. On avait honte de le dire : ils ont leur Liban et nous avons le nôtre. Donc comme vous dire que cette guerre, je m’en cogne ! » chuchote-t-elle en reprenant une gorgée de son cappuccino refroidi.
Derrière le mini-bar, Jad semble, quant à lui, plus préoccupé. Les cernes visibles, le regard voilé, le serveur de 25 ans se voit dans l’obligation de prendre en charge les horaires d’une collègue démissionnaire n’osant plus se rendre à Beyrouth depuis l’assassinat du leader du Hezbollah, Hassan Nasrallah, le 27 septembre. « Elle est complètement terrorisée depuis. Le soir de l’explosion qui a tué le sayyed, elle était complètement paralysée par la peur, étaye-t-il. Moi, je suis quand même sorti boire un verre chez ma copine avec la promesse de ne pas allumer la télévision pour ne pas devenir fou. Il faut tenir, je me dois de rester debout. Quitte à être dans le déni total. »
Désir de normalité
À quelques bâtisses colorées de là, une poignée d’adolescents sillonnent la rue Gouraud, à une dizaine de mètres du centre-ville. « Les magasins et restaurants ont commencé à rouvrir. Tout, ou presque, était fermé la semaine dernière », lance Jason en décrivant les rideaux métalliques qui ont enfermé Gemmayzé dans un deuil quasi forcé. « Malgré la tristesse, on dirait que la vie a repris son cours », remarque l’élève de terminale, suivant avec ses camarades, sa leçon de français par Zoom depuis un bistrot suranné avec vue sur la place des Martyrs, là où des dizaines de déplacés se sont installés pour dormir à la belle étoile.
Dans cette rue communément bondée au moment des happy hours, un calme méfiant règne dans les tavernes annonçant leurs fermetures « à 18h30 maximum », comme l’explique Fadi*, propriétaire d’un resto-pub qu’il a ouvert il y a un peu plus d’un an, « juste avant le 7 octobre, comme un coup de malchance ». Comme lui, restaurateurs et commerçants ne s’attardent plus dans leurs locaux généralement remplis une fois la nuit tombée. « Nous en avons marre, nous sommes épuisés », ajoute le trentenaire fraîchement marié. « La jeunesse ne demande qu’à vivre, mais on nous force à déguerpir, à s’agglutiner devant les ambassades occidentales pour mendier un visa et recommencer à Rome ou à Madrid. Je refuse cette réalité », lâche-t-il alors que l’interpelle sa femme pour rentrer « avant le début des frappes israéliennes sur la banlieue sud », qui gardent éveillés les habitants de la capitale et de ses environs toutes les nuits. « Je vous laisse, mercredi, c’est soirée poker », annonce Fadi le sourire aux lèvres, préférant donc rester à « bonne distance » des bulletins d’informations « anxiogènes » inondant les chaînes de télévision locales jusqu’à l’aube.
Vieux réflexes
Loin de la panique ambiante s’étant justement emparée d’une large partie de la population et de son propre foyer dans les beaux quartiers, Gisèle*, comme à son habitude, collecte ses journaux et s’installe dans la boulangerie tenue par sa sœur à Achrafieh depuis 1987. « On en a connu d’autres, vous croyez quoi ? » projette-t-elle à un client régulier avec qui elle engage la conversation. « La seule différence, c’est que je n’achète les quotidiens que pour faire les mots croisés maintenant ! » plaisante la mère de quatre filles résidentes en France.
Elle aussi détentrice d’un passeport tricolore, Gisèle, son sac à main jaune et ses faux-cils, refuse l’idée de se voir rapatriée à Paris. « Je n’accepterai pas de bouger d’un centimètre ! Après la guerre civile, après 2006, plus rien ne me fait peur. Même si je fais la sourde oreille, il m’arrive d’entendre les bombes de l’ennemi le soir. Qu’à cela ne tienne, j’allume mon ventilo et je monte le volume de la télévision, confesse Gisèle. Tous mes voisins suivent les téléfilms de France 3 depuis mon appartement ! »
Mais si les plus anciens font de la résistance et que les secteurs scolaires, universitaires et culturels adaptent tant bien que mal leurs programmes en fonction de l’évolution de la situation sécuritaire à Beyrouth, plusieurs institutions emblématiques de la ville ont dû céder aux pressions extérieures. « Jamais je n’aurai cru ouvrir trois fois par semaine uniquement », indique Wissam, propriétaire d’un salon d’esthétique de Hamra. « Mon père, Abou Ali, lui aussi coiffeur de ses dames en son temps, me répétait sans cesse et avec humour que la seule industrie à n’avoir pas été affectée par la guerre était celle de la beauté », se souvient le papa de la petite Maïa, assise sur les genoux de l’une de ses fidèles. « C’est mon épouse qui m’interdit d’ouvrir tous les jours, elle veut aller s’installer chez ses parents à Tripoli. Je lui explique que je ne peux pas abandonner ma clientèle, je croule sous les demandes de brushings ! » admet-il alors qu’il se fait rappeler à l’ordre par une habituée en retard à l’anniversaire d’une amie à l’hôtel Albergo.
« Ce n’est pas notre première guerre et ça ne sera probablement pas notre dernière. On continuera tant qu’on le pourra, entre les bombes israéliennes, les bombes lacrymo et les bombes à cheveux. »