Pour les seize ou dix-sept autres confessions qui forment le tissu social et politique de ce pays, un certain nombre de chiites du Liban sont devenus, dès la formation du Hezbollah il y a une quarantaine d’années, une communauté exotique. Rattachés à l’Iran, un pays lointain dont la plupart ne connaissaient même pas la langue, ils se sont mis à adopter des codes signalant à leurs compatriotes qu’ils avaient décidé d’être différents. Tout à coup les femmes ont adopté le hijab noir. Tout à coup est apparu un drapeau que l’agence de communication la plus déjantée de l’époque n’aurait pas validé. Jaune criard frappé d’un logo improbable où l’on distingue, à l’encre verte, l’inscription « Hezb-allah » en calligraphie coufique, soit « le parti de Dieu », une main s’élevant du « Aleph » de Allah, brandissant un AK-47, des rayures en accordéon suggérant un livre, un globe effacé dont on ne voit que les coordonnées arctiques et un végétal à sept feuilles qui se veut une branche d’olivier. Surmontant le tout, une citation du Coran (5 ;56) : « Alors, en vérité, les partisans de Dieu sont ceux qui triompheront. » Signant l’ensemble : « La résistance islamique au Liban. » Beaucoup de symboles pour ceux qui prendraient la peine de les déchiffrer, qui se résument en guerres, conquêtes et paix sous l’autorité divine. Une bannière ambitieuse et pour le moins voyante, surtout quand elle se détache sur le fond noir de la masse des partisans.
Le régime théocratique iranien avait à peine trois ans. Il avait décidé, en adoptant les féroces combattants du Sud libanais, de pousser ses frontières, jusqu’à la ligne de séparation du Liban avec Israël. Le régime des mollahs avait compris qu’il n’était pas nécessaire de conquérir des territoires tant qu’on pouvait obtenir l’adhésion d’hommes et de femmes pour y fournir le travail souhaité.
C’est ainsi que durant toutes ces années, les Libanais étrangers à la formation chiite ont regardé les adeptes de celle-ci avec méfiance. Leur côté secret et monolithique, leur foule si disciplinée quand elle se rassemblait pour écouter les discours télévisés du « Sayyed » Hassan Nasrallah, si dédaigneuse, en revanche, des biens et de l’espace publics, leur armée qui se targue d’aligner cent mille hommes et autant de missiles, leurs tunnels présentés comme un réseau labyrinthique suréquipé, courant sous une grande partie du Sud, les suspicions autour de leur rôle massif dans les cartels internationaux de la drogue, leur organisation et leurs moyens enfin, tous parallèles, ne passant jamais par les canaux légaux, que ce soit leurs banques, leurs sociétés de crédit, leurs importations diverses exemptées de taxes… les partisans du Hezbollah se sont arrangés, à force d’assassinats et de menaces, pour devenir dès le début de la création de leur parti les enfants gâtés de la république, « brats » avant l’heure, au prétexte qu’ils incarnent la résistance contre Israël. Plus souvent qu’à leur tour, c’est contre l’intérieur libanais qu’ils se retournaient.
Hassan Nasrallah était l’éducateur. Doigt levé, il passait en une fraction de seconde du bon père débonnaire au redoutable dominateur. Son sourire qui lui a valu le surnom de « Sayyed de l’amour » pouvait aussitôt se transformer en une terrifiante expression de colère. Sa voix, lénifiante au début de ses discours, prenait des accents orageux quand il atteignait le cœur du sujet. Que de victimes a-t-on déplorées après les tirs festifs qui annonçaient ses prises et ses fins de parole. Et toujours ce doigt levé qui empêchait les foules subjuguées de regarder au-delà et ne montrait rien d’autre que le haut – ou très haut – d’où prétendaient s’inspirer ses ordres. Triste fin que celle d’un homme-promesse en qui ses adeptes ont vu un sauveur et un protecteur. La guerre qu’il a voulue le prive des funérailles populaires qui lui auraient été dues, et déjà de sépulture définitive. Quand viendra le moment, ses cendres seront froides et son peuple, jeté sur les routes sans aucun plan de secours, amputé de ses souvenirs et de sa vie d’avant, loin des villages et des habitations rasés par la brutalité israélienne, aura peut-être compris que ni l’Iran ni Nasrallah, dont les haillons des désespérés tissaient la cape merveilleuse, ne lui voulaient du bien. Tristesse d’écrire ces mots.
L'autre face de la médaille bien décrite ... la misère de ces humains démunis à force de croire à l'in-croix-yable ...
03 h 39, le 17 octobre 2024