Jusqu’où ira Israël dans son offensive au Liban et, plus largement, dans sa volonté de remodeler le Moyen-Orient, via les sept fronts sur lesquels il est désormais engagé ? Alors qu’à Gaza comme à Beyrouth, la fin de cette campagne particulièrement meurtrière ne semble toujours pas en vue, la diplomatie peut-elle encore faire taire les armes ? Sous quelles conditions ? Et quel Liban et quel ordre géopolitique émergeront de cette fuite en avant ? À l’heure où le brouillard de la guerre obscurcit plus que jamais l’horizon, l’ancien ministre et négociateur de l’ONU en Irak et en Libye, Ghassan Salamé, offre un éclairage précieux sur les principaux enjeux de cette Tentation de Mars (Fayard, 2024) qui n’en finit plus d’imposer sa logique à des populations meurtries.
Alors que son offensive terrestre au Liban entre dans sa deuxième semaine, et a déjà provoqué, avec les frappes quotidiennes, plus de 2000 morts et un million de déplacés, Tel-Aviv semble décider à vouloir mettre coûte que coûte le Hezbollah à genoux. Et bénéficie même d’un feu vert américain désormais explicite. La fenêtre diplomatique existe-t-elle encore ?
Une sortie de crise de nature diplomatique est encore possible, mais la fenêtre est fermée pour le moment. Il y a deux façons d'amener les Israéliens à accepter une trêve ou un cessez-le-feu : soit des représailles extrêmement douloureuses pour eux, soit une forte pression internationale. Or, aucune de ces deux conditions n’est réunie aujourd’hui. Il y a une résistance à la tentative de prises de villages à la frontière libanaise mais la pression israélienne va en augmentant pour en occuper le plus grand nombre. Il y a aussi des missiles qui sont tirés quotidiennement mais dont les effets ne semblent pas suffisants pour que les Israéliens arrêtent leur campagne.
Quant à la pression internationale, elle n'existe pratiquement pas. Le climat international est même plutôt favorable aux Israéliens : tant que la guerre est libanaise, il n'y a pas tellement de panique. Ceux qui veulent exercer une pression diplomatique, à l’instar de la France, n'ont pas de leviers suffisants. Et ceux qui en ont, c'est-à-dire en particulier les États-Unis, ne veulent pas les utiliser parce que fondamentalement, ils soutiennent cette campagne - hier contre le Hamas, et aujourd'hui contre le Hezbollah.
Il n’y a donc aucune ligne rouge américaine au Liban ?
Les États-Unis souhaitent probablement que la route de l'aéroport soit épargnée, surtout s'ils doivent rapatrier leurs citoyens. Ils veulent aussi éviter de nouveaux massacres civils avant l'élection présidentielle du 5 novembre. Mais si ces souhaits sont ignorés par les Israéliens, il ne faut pas s'attendre à ce que les Américains leur tapent sur la main. Ils ne l’ont pas fait depuis le début de la guerre à Gaza.
Pourquoi ?
La logique du président Biden est presque pathétique. C’est un père qui se plaint que son fils ne répond pas à ses conseils et n’en fait qu'à sa tête. Et quand on demande au père : « que fais tu pour remédier à cela ? » Il répond : « j'augmente son argent de poche ! »
Ce que disent les États-Unis n’a aucune espèce d'importance tant qu’ils n’utilisent pas leurs leviers militaires, financiers et diplomatiques. Et non seulement ils ne les utilisent pas pour contenir la campagne des Israéliens mais ils le font au contraire pour l'encourager et l'alimenter.
Vous disiez que l'option diplomatique existait encore malgré tout. Est-ce encore une version renforcée de la résolution 1701 ou les Israéliens ne s'en contenteraient pas aujourd'hui ?
La résolution 1701, et notamment son article 8, implique des obligations pour le Hezbollah et pour les Israéliens qui sont extrêmement lourdes de part et d'autre, que ce soit en matière de désarmement, du rôle de l'armée libanaise, de la Finul, du respect de la ligne bleue…
C'est d’ailleurs la raison pour laquelle elle n'a pas été véritablement appliquée pendant 18 ans. Cette résolution pourrait éventuellement contenter les Israéliens si les obligations qui sont indiquées étaient appliquées.
Quel est vraiment le plan israélien au Liban ?
Tout indique qu'il y a une différence capitale entre la guerre qu'Israël a menée à Gaza et celle qu’il mène actuellement au Liban. Gaza a montré un Israël instinctif, primaire, vengeur, non stratégique, qui cherche à détruire massivement, après avoir été surpris par l'opération du 7 octobre. Au Liban, l'état-major israélien a toujours considéré qu'une nouvelle guerre avec le Hezbollah était inévitable, puisque le conflit de 2006 a donné un résultat ambigu. Il a donc préparé un plan en bonne et due forme pendant dix-huit ans. C'est la raison pour laquelle, dit-on, la première réaction, entre autres, du ministre de la Défense après le 7 octobre, Yoav Gallant, était de dire : allons attaquer d'abord le Liban et on s'occupera de Gaza par la suite. Le plan n’est pas de répéter 2006 : c’est une guerre d’une toute autre nature.
Comparable à l’invasion israélienne de 1982 ?
Il faut avoir conscience que l'appétit vient en mangeant. C'est-à-dire que l'objectif peut avoir été au départ uniquement de dégrader autant que possible le stock d'armes du Hezbollah - notamment les 600 à 700 missiles de longue portée que les Israéliens pensaient en sa possession - et de pouvoir ramener chez eux les habitants de Haute Galilée.
Mais si les moyens de résistance au Liban sont dégradés dans une grande mesure, si la passivité arabe face à cette campagne reste ce qu'elle a été au cours des trois dernières semaines, si la pression internationale demeure aussi inexistante, alors il se peut que les Israéliens s'enhardissent. Ils pourraient être tentés de maîtriser d'une manière ou d'une autre la partie méridionale du Liban.
Ils peuvent aussi essayer de voir s'ils ne peuvent pas être partie prenante à la fabrication du jour d'après au Liban et à vouloir utiliser ou traduire leurs prouesses techniques et peut-être leurs éventuels succès militaires en avantages politiques à long terme.
Deux ennemis en conflit ne peuvent pas faire deux guerres entièrement différentes
Une Pax Israeliana et une occupation à long terme sont-elles possibles ?
Une Pax Israeliana est exactement ce que le Premier ministre israélien, Benjamin Netanyahu, répète depuis quelques jours. Quand il parle de refaire la carte ou de reconstruire le Moyen-Orient, c'est quelque chose qu'il a déjà lui-même appelé de ses vœux en 2003 lorsque les Américains ont envahi l’Irak.
À cette époque, M.Netanyahu, contrairement à d'autres dirigeants israéliens, avait été l'un des plus vocaux pour soutenir l'opération de Georges W. Bush en insistant sur le fait qu’elle permettrait de construire un nouveau Moyen-Orient.
La question qui se pose aujourd’hui est de savoir si une maîtrise éventuelle de la situation au Liban suffit à imposer ce nouvel ordre régional. Pour qu'il y ait un remodelage du Moyen-Orient, il faudrait que les Israéliens songent à quelque chose de plus grand que le Liban, qu'ils commencent à essayer d'être plus influents en Syrie et en Irak, et peut-être d'attaquer l'Iran.
Pour y parvenir, ils auraient besoin d’une participation active des États-Unis…
Nous sommes dans la phase où on ne se pose plus la question de savoir s’il va y avoir une réaction israélienne à l’attaque iranienne mais plutôt si les Israéliens ont pris la décision de faire ou non la guerre à l’Iran.
Les Iraniens savent que si jamais une guerre régionale éclatait, les États-Unis y participeraient aux côtés d'Israël. Et autant Téhéran pourrait se mesurer à Tel-Aviv par certains aspects, notamment du fait de son éloignement géographique, du nombre important de ses militaires réguliers autant que des gardiens de la révolution, mais affronter Washington est d'une toute autre dimension. La présence, tout au long de cette guerre (même s'ils vont et ils viennent) des porte-avions, des sous-marins, des forces et des marines américains dans plusieurs pays de la région est quelque chose que les Iraniens considèrent avec beaucoup d'appréhension.
Cela dit, il y a aujourd'hui un courant en interne, qui considère que les messages de réserve et de proportionnalité envoyés par la délégation iranienne à New York ont été compris comme des signaux de faiblesse. Et s'il y a une volonté israélo-américaine de changer le régime - parce que c'est de ça qu'il s'agit, beaucoup plus que du programme nucléaire ou des raffineries -,ils veulent faire comprendre qu’ils sont prêts pour la bataille.
Mais pour l'instant, côté libanais, le Hezbollah reste dans une posture assez défensive et n'utilise pas ses fameux missiles de précision ….
La stratégie du Hezbollah a plus ou moins fonctionné pendant un an mais elle est difficilement tenable si les Israéliens mettent le paquet au Liban. Deux ennemis qui sont en conflit ne peuvent pas faire deux guerres entièrement différentes : de basse intensité d'un côté et de très haute intensité de l'autre.
L'hégémonie ne peut pas se faire que par la force brute
Personne ne peut donc arrêter Israël ?
Il faut réintroduire ici l'élément arabe. Tant que la cible de l'action israélienne était un groupe islamiste à Gaza, puis un autre groupe islamiste au Liban, il y avait une permissivité de la part de ces États.
Par contre, si les Israéliens passent d'un projet de destruction de deux organisations islamistes pro-iraniennes à un projet plus ambitieux de remodelage de la région, comme ils en font mention depuis quelques jours, certains ne seront pas d’accord. Ni l'Égypte, ni l'Arabie Saoudite, et certainement pas la Turquie, ne sont disposés à accepter une hégémonie israélienne sur la région.
Ils ont des leviers pour l'en empêcher ?
Une puissance qui cherche l'hégémonie dans son environnement immédiat, a besoin, nous a appris le grand historien Ibn Khalloun - et plus récemment Antonio Gramsci - de trouver une place pour l'ennemi défait, ou pour les groupes subalternes. Elle a besoin de ne pas être exclusiviste. Or, Israël montre de grandes ressources dans l'utilisation de la force brute mais l'idéologie qui est derrière cet usage, le messianisme, est la forme la plus avancée de l'exclusivisme.
L’empire israélien n’existera donc pas ?
Il ne pourra pas exister. Mais le problème n’est pas qu’il existe ou non. C’est que les puissances qui essayent d’imposer leur hégémonie, même si ce projet échoue, font tout de même beaucoup de dégâts rien qu’en essayant.
Un an après le 7 octobre, un nouvel ordre régional est-il en train de voir le jour ?
Le 7 octobre a ramené la question palestinienne sur le devant de la scène. Il a mis fin à 15 ans de pacification forcée des deux fronts nord et sud d’Israël. Ce dernier avait développé en catimini l'expropriation et la colonisation et facilité une éventuelle annexion de la Cisjordanie. En résumé, ces 15 dernières années, les Israéliens ont été fort actifs à rendre l'éventualité d'un État palestinien nul ou quasiment nul.
Tout cela a été bouleversé par le 7 octobre. Mais cela ne veut pas dire qu'un nouvel ordre va naître demain. Parce que les transitions d'un ordre régional vers un autre ne se font malheureusement pas à froid, mais souvent à chaud, comme ce qui se déroule à Gaza ou au Liban. Ensuite, parce qu'il y a toujours un retard à l'allumage de beaucoup d'acteurs : soit parce qu’ils ne se rendent pas compte que l’ordre régional est en gestation, soit parce que l’ancien ordre leur convient parfaitement. S’il est vrai que les éléments de l'ordre ancien se sont sérieusement effrités, je ne crois pas qu'il y ait une idée claire des traits que prendra ce nouvel ordre.
Trois raisons expliquent cela. La première, et la plus importante peut-être, c'est que le système international est lui-même en gestation, et que nous allons vers un nouvel ordre mondial difficile à définir : une bipolarité sino-américaine ? Une confrontation entre l'OTAN et les BRICS ? Une espèce d'opportunisme généralisé sans foi ni lois ? On verra.... Mais quand l'ordre international est lui-même en train de changer, il est très difficile pour les structures régionales de passer d'une configuration à une autre facilement.
La deuxième raison, c'est que si les Israéliens sortent trop renforcés de ces confrontations, il ne faut pas s'attendre à ce qu'ils soient plus pacifiques. On a vu qu'après 1967, ils ont décidé assez vite de garder les territoires qu'ils avaient occupés, et s'ils ont fait des offres de paix, c'est plutôt vers les Égyptiens et les Jordaniens que vers les Palestiniens, qu'ils ont continué à ignorer.
Et la troisième, c'est que la situation interne dans tous ces pays n'est pas calme. Israël a des soucis internes, notamment dans son glissement à droite ou dans le rôle que jouent maintenant les colons au sein des forces armées. L'Iran a des problèmes en ce qui concerne la succession de Khamenei ou la politique à suivre entre un président qui paraît modéré et une garde révolutionnaire qui reste sur ses positions. Et que dire de l'Irak, de la Syrie ou du Liban…
Ces trois raisons se combinent pour dire que la gestation du nouvel ordre régional va se faire dans la douleur et peut-être même dans la lenteur. En attendant, le nouvel ordre régional affecte la gestation du nouvel ordre mondial tout autant que la gestation du nouvel ordre mondial affecte le nouvel ordre régional. Le Moyen-Orient joue ici un rôle plutôt nocif, dans le sens où la connivence avec les pratiques absolument inacceptables d'Israël à Gaza est quelque chose qui ébranlera les fondements même de ce que l’on peut appeler le système humanitaire international.
La gestation du nouvel ordre régional va se faire dans la douleur, voire dans la lenteur
Revenons-en au Liban. À quoi pourrait ressembler le Hezbollah à l'issue de cette guerre ?
Il est difficile de le dire à l'heure actuelle. En réalité, tout dépendra de sa capacité à maintenir son organigramme, à remplacer ses chefs assassinés et à rétablir un dialogue positif avec les autres composantes de la scène libanaise.
Si tel est le cas, l'idée du Hezbollah ne va pas disparaître du jour au lendemain, quelque soit son incarnation, politique et peut-être militaire. À l'heure qu'il est, il est très difficile d'identifier la date de la fin de la campagne israélienne, et donc son bilan matériel et humain, pour qu'on puisse à ce moment-là estimer ce qu’il reste du Hezbollah.
Le parti serait en train de recruter de nouvelles recrues. Il est encore capable d'envoyer 150 missiles par jour sur Israël. Donc ceux qui se sont précipités pour dire qu’il était fini sont allés trop vite en besogne.
Comment devraient se comporter les autres Libanais face à cette nouvelle donne ?
Ce n'est pas la première fois qu'un chef important d'une confession disparaît. Les Libanais doivent réfléchir à comment ils ont réagi les fois précédentes et faire une espèce d'examen de conscience. Il faut qu’ils comprennent qu’il n'y a pas de protection pour les différents groupes libanais, qu'ils soient partisans ou hostiles au Hezbollah en dehors d'un État. Or la paralysie de l'État est due en partie à l'activisme et au poids disproportionné du parti de Dieu dans la politique libanaise.
Mais pas qu’à cela : il y a beaucoup d’autres choses qui doivent être réparées aussi et elles sont dues à d'autres facteurs que le Hezbollah. Tout cela doit être aujourd'hui mis sur la table. Cela peut être fait intelligemment, avec la connivence du Hezbollah et pas nécessairement en opposition frontale avec lui.
C’est un long chantier…
Si la guerre s'arrêtait aujourd'hui, il faudra probablement deux à trois ans pour en régler les conséquences humanitaires. Plusieurs villages dans le sud sont entièrement détruits. Un million de personnes ont dû quitter leur maison.
Face à cette situation, qui gérera l'arrivée de l'aide étrangère et sa distribution, par exemple ? Aujourd'hui on a l'impression qu'il y a un vide au Liban. Et ce vide ne doit être rempli ni par des pays étrangers, ni par des ONG, ni par la société civile, seul l'État peut le faire.
C'est pourquoi il y a 5-6 points sur lesquels les autres dirigeants de ce pays, qui ne sont pas occupés à combattre Israël aujourd'hui, doivent commencer à travailler de toute urgence. Il faut d'abord tenter d'obtenir une trêve ou une cessation des hostilités et que tout le monde au Liban soutienne cette ligne. Il faut élire un président de la République, et peut-être dans les 24 heures qui suivent, former et donner la confiance à un gouvernement de pleine compétence pour négocier un cessez-le-feu. Cela sera aussi nécessaire pour négocier un accord avec le FMI ou pour pourvoir les postes vacants de l'administration publique…
Or il y a aujourd'hui une soif d'État qui n'est pas suffisamment aiguë dans le gosier des Libanais. Malgré la catastrophe qui nous tombe sur la tête, cette soif, je ne la sens pas. Je ne la sens pas dans les classes dirigeantes et je ne la sens pas suffisamment dans la population. Et cela m'attriste et m'inquiète.
Par égard pour son gendre, issu d’une famille juive ashkénaze, il est embarrassant pour M. Salamé de dire en public ce qu’il pense en privé
13 h 01, le 13 octobre 2024