« Nous n’y croyons pas, ça dépasse tout entendement. » Ces mots sont ceux récoltés par notre correspondant au Liban-Sud, Mountasser Abdallah, auprès de Jamil Farès, résident de Aïn el-Delb, à l’est de Saïda. Le 1er octobre, ce dernier a perdu huit membres de sa famille lors d’une frappe israélienne qui a détruit un bâtiment habité par des civils, alors que le conflit entre le Hezbollah et l’État hébreu a pris un tournant extrêmement violent depuis fin septembre.
Alors que l’armée israélienne bombarde désormais des zones souvent densément peuplées, la disparition de familles entières ou la mort simultanée de plusieurs membres d’une même famille ne sont malheureusement plus rares. Pour leurs proches ou pour les survivants du foyer, la douleur est indicible. Mais comment gérer ces deuils multiples ? Éliane Kachaamy, psychothérapeute systémicienne, consultante en trauma auprès de l’ONU et cofondatrice de l’Association libanaise des victimes du terrorisme-Liban (AVT-L), a répondu aux questions de L’Orient-Le Jour afin de nous éclairer.
Comment vit-on le deuil de plusieurs membres du cercle rapproché, tués en même temps ou à très peu de temps d’intervalle ?
Vivre un deuil est déjà une expérience déstabilisante en soi, qu’est-ce alors si les deuils sont multiples ? Il est normal que notre état d’esprit soit profondément bouleversé, surtout quand un deuil est interrompu par une nouvelle perte. Il faut se munir d’outils personnels et il convient de rechercher une aide extérieure, de préférence professionnelle. La douleur va en effet s’accumuler et elle risque de déclencher des maladies psychologiques enfouies ou endormies, qui remonteront à la surface suite à ce facteur déclenchant.
Quel impact sur le groupe d’une part, et l’individu d’autre part ?
Chaque personne vit le deuil à sa manière, même au sein d’une seule famille, parce que le chagrin est personnel et unique. Le deuil est en effet déterminé par la nature et la signification de la relation que l’on entretenait avec la (ou les) personne(s) décédée(s), ainsi que le lien social qui nous liait à elle(s). Il n’y a pas une seule manière de vivre le deuil.
Comment peut-on gérer un tel malheur à titre personnel ?
De tels deuils à répétition sont vécus de manière excessivement intense au début. Il est donc normal de sentir que l’on est profondément changé, à tous les niveaux : professionnel, personnel, amical, etc. Durant cette période, il faut accepter toutes les émotions qui nous submergent, se donner la permission d’exprimer ce qui se passe à l’intérieur de soi, de tolérer les réactions des autres membres de la famille aussi, quelles qu’elles soient. Psychologiquement, il nous faut accepter notre façon de réagir, de penser, de sentir, de communiquer et de nous comporter dans les différentes situations, sans jamais oublier que c’est un processus qui va se terminer, qui n’est pas un état d’esprit pour la vie.
Il faut savoir aussi que les deuils récents peuvent réveiller les traumatismes de deuils plus anciens. Dans ce cas, on peut se demander pourquoi le sort s’acharne sur soi et sur son entourage. Il faut alors se souvenir que dans la vie, il n’y a pas que les tragédies, que celles-ci peuvent être suivies d’épisodes plus positifs. Chaque deuil doit être réglé au moment où il a lieu, pour ne pas se manifester à nouveau des années plus tard. Il convient aussi de régler les émotions conséquentes à la perte d’un être cher, comme le sentiment d’impuissance, la vulnérabilité ou encore le désespoir.
Ces deuils interviennent dans une guerre qui se poursuit et qui continue de menacer les survivants. Que peut-on dire de ce facteur de stress supplémentaire ? Comment vivre un deuil alors qu’on est soi-même en mode survie ?
Être en mode survie peut paradoxalement être utile dans le sens où cela nous oblige à rester motivé pour continuer à vivre. En d’autres termes, c’est la prédominance de l’instinct de vie sur l’instinct de mort. Car on ne peut pas faire son deuil tant que sa propre sécurité n’est pas assurée. Ce qui ne signifie pas que le deuil ne va pas s’imposer une fois que le danger sera passé et qu’il ne faudra pas suivre ce processus dans une étape ultérieure.
Comment est-il possible de se reconstruire à long terme ?
Le deuil paraît nécessairement insurmontable. Mais à partir d’un certain moment, il faut penser retrouver sa vie normale. Il est très important de se souvenir que le fait de se reconstruire et d’aller de l’avant ne signifie pas oublier les défunts. J’entends souvent mes patients dire qu’ils ne veulent pas reprendre leur vie normale par peur d’oublier leurs chers disparus, et par culpabilité à leur endroit. Ils ne veulent pas trahir le souvenir de la personne décédée ou leurs propres souvenirs avec elle. Or c’est une fausse perception. Continuer sa vie revient à accepter la perte, pas à oublier le défunt. Il est crucial de garder les bons souvenirs que nous avons partagés avec cette personne, tout en se permettant de vivre. Dans ce processus, on peut commencer à prendre soin de sa santé physique et psychologique, reprendre ses activités habituelles ou trouver de nouveaux centres d’intérêt. Paradoxalement, il est utile de faire le parallèle avec d’autres pertes subies dans sa vie, parce que cela permet de relativiser sa douleur en se disant que rien ne dure éternellement.