Tant de fois vus, revus, entendus, réentendus, ces moments où les pays du monde entier commencent à organiser l’évacuation de leurs ressortissants, dans les bruits sourds que le cœur entend avant l’oreille, sombre glas qui annonce la mort de quelqu’un, quelque part, à un jet de pierre de chez soi ; les fumées qui montent, orange-noir-gris, et font perler les larmes – ce n’est rien, c’est le monstre du 4 août 2020 qui revient cogner à la mémoire. Et poursuivre son chemin comme ça, un jour poussant l’autre, à tenter de vivre et d’aider à vivre au milieu des récits d’exode, alors que l’ombre du danger s’agrippe au dos de chacun. Tenter aussi de rassurer ceux qui sont partis comme on s’arrache. Ce pays a quelque chose d’animal. Il semble vous coller un de ces parasites dont se servent, dit-on, les félins, pour séduire leurs proies qui se laissent alors dévorer par amour. On ne se plaint pas, on constate. Une nouvelle réalité s’installe, on s’y adapte comme on peut. « Ce n’est que le début », nous dit-on. Mieux vaut sauvegarder un fond de sang-froid pour la suite, et ainsi de suite, parce qu’on n’a pas d’autre choix que tenir en attendant que tourne le vent.
À ceux qui s’affolent à la perspective de la fermeture de l’aéroport – saluons ici l’admirable courage de la MEA et de son personnel, seuls à maintenir des liaisons dans un contexte aussi dangereux –, à ceux qui s’inquiètent des stocks de vivres, d’eau, de médicaments et d’hydrocarbures ; à ceux qui voient enfler le nombre de déplacés et se réduire les capacités d’accueil, il est bon de rappeler qu’en cinquante ans les Libanais en ont vu d’autres et, malgré les difficultés, se sont toujours arrangés pour faire face. Mieux, quelque chose a changé aujourd’hui, quelque chose de beau a surgi des crises passées.
D’abord cette mutation profonde des mentalités révélée par la révolte citoyenne d’octobre 2019, qui a sans aucun doute abattu les traditionnelles barrières confessionnelles et sectaires, du moins au niveau de nombreux citoyens. Beaucoup de colère mais aussi une sincère compassion avaient entouré les jeunes d’Amal envoyés par leur maître bastonner les manifestants. Nombre de ces cerveaux lavés furent aussi discrètement attirés par les débats qui se déroulaient sous les tentes partageant, la nuit tombée, les repas mijotés pour les protestataires dans les cuisines domestiques et livrés place des Martyrs. L’effondrement bancaire a soulevé une solidarité inédite et poussé des associations informelles à se frotter à la logistique jusqu’à devenir de véritables machines d’entraide, notamment à destination des plus précaires. La double explosion au port a trouvé la société civile prête et organisée, levant les débris et pourvoyant aux besoins de logement et de vivres. Tout s’est passé comme si, de crise en crise quelque chose préparait les Libanais, malgré la faible prévoyance de leurs autorités, à cette guerre que l’on dit « totale ». Ce vocable ne change pas grand-chose à la réalité sur le terrain où sa traduction est familière : morts, exodes, hôpitaux surchargés, personnel médical exténué et explosion des besoins en denrées vitales.
D’un peuple réputé léger jusqu’à l’inconscience, on voit aujourd’hui des actes d’humanité admirables. Le propriétaire d’une boîte de nuit a ouvert son local à plus de 300 personnes déplacées et pourvoit à leur installation avec l’aide d’associations et de bénévoles. Les initiatives individuelles ne se comptent plus. À peine une demande de matelas est-elle publiée que le lendemain elle est couverte au-delà des espoirs.
Ce n’est que le début, mais l’énergie est là et tout indique qu’elle va perdurer. Si seulement notre navrante classe politique pouvait en prendre de la graine. La communauté internationale nous a toujours dit « aidez-vous et on vous aidera ». Il est temps que le Liban officiel transcende ses propres démons et ses ridicules divisions, et que les chefs de parti dépassent leurs puériles aspirations à la gloire. Le moment est bien plus grave que de savoir qui posera son postérieur à Baabda. Le Liban a plus que jamais besoin d’un président et d’un gouvernement actif. La paix viendra, et ceux qui seront restés enferrés dans leurs mentalités XXe siècle n’y survivront pas.
Quelle force et quel talent. La joie de vous lire envers et contre tout.
10 h 36, le 04 octobre 2024