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Les dérèglements du jeu

L’histoire belliqueuse de l’humanité abonde de situations où l’on a vu l’absurde le disputer au sanguinaire. Guerres de position ou de mouvement, guerres d’usure ou au contraire de démesure, les états-majors n’ont hélas jamais été à court d’idées. Peu de variantes pourtant pourraient rivaliser de cynisme avec cette singulière règle du jeu à laquelle prétendent s’en tenir Israël et le Hezbollah. Tacitement convenu ou alors, allez savoir, codifié dans le détail par médiateurs interposés, le mécanisme consiste à échanger des coups à chaque fois plus violents en prenant soin toutefois d’éviter la goutte de trop qui ferait déborder le contenu du volcan.


De fait, c’est une substantielle et fort inquiétante coulée de lave qui s’en échappait hier soir, avec la frappe aérienne sur la banlieue sud de Beyrouth, fief du Hezbollah, qui visait un de ses hauts responsables militaires. Selon Tel-Aviv, il s’agit de l’homme qui aurait planifié et exécuté le tir meurtrier de missile de samedi dernier sur la ville de Majdel Chams, qui a causé la mort de douze enfants et adolescents. Comme le veut cependant l’inflexible logique régissant toute spirale de violence, c’est maintenant l’attente de l’inévitable riposte à la riposte qui va hanter tous les esprits.


C’est dans ce contexte furieusement inconcevable que vit, depuis bientôt dix mois, un Liban dont le peuple et le gouvernement n’ont à aucun moment décidé (ou même seulement souhaité) lier le destin à celui de l’infortunée bande de Gaza. Otage du Hezbollah, totalement étranger aux malheurs s’abattant sur le sud du territoire, l’État s’est longtemps contenté de vaquer à son occupation favorite : faire le mort. À peine survenu l’épisode de Majdel Chams, une subite mais passagère poussée de testostérone portait néanmoins ce même État à se dissocier pour la première fois de la guerre de diversion menée par le Hezbollah en répudiant publiquement tout acte de violence. Depuis, et sans même se soucier de quelconques mesures d’urgence en faveur d’une population laissée à l’abandon, les responsables se démènent auprès des puissances étrangères les plus influentes pour obtenir que la riposte israélienne ne dépasse pas les limites du tolérable. La honte s’ajoutant au tragique, c’est en somme l’aumône d’une bonne baffe, infiniment préférable il est vrai à un sévère passage à tabac, qu’en est réduit à mendier notre pauvre pays.


Toujours est-il que par quelque bout qu’on la prenne, l’affaire de Majdel Chams aura été non seulement malheureuse mais désastreusement inopportune, et pas seulement en raison des suites qu’elle peut encore avoir sur le terrain. Imputé au Hezbollah qui rejette l’accusation, le tir endeuille en effet une ville druze du Golan syrien conquis et annexé par l’État hébreu, mais dont la grande majorité des habitants a refusé la citoyenneté israélienne pour s’en tenir à ses racines nationales. Aux cris d’assassin, les habitants de Majdel Chams ont d’ailleurs fraîchement accueilli Benjamin Netanyahu, accouru sur place pour leur promettre une dure riposte. Mieux encore, les notables de Majdel Chams ont officiellement rejeté l’idée même de représailles, tandis que les chefs de la communauté druze du Liban s’insurgeaient contre l’exploitation effrénée de ce drame à laquelle se livrent les dirigeants israéliens.


C’est dire l’extrême maladresse qu’au plan de la coexistence intralibanaise aura revêtue le tir sur Majdel Chams, s’il s’avérait qu’il était prémédité. À peine moins déplorable eût été d’ailleurs une banale mais désastreuse erreur de lancement ou de pointage survenue lors d’opérations visant des positions militaires au Golan. Pourquoi en effet courir de tels risques d’accident quand les Syriens eux-mêmes semblent n’avoir cure de leur territoire occupé : quand ils ont passé des décennies à favoriser la guérilla palestinienne à partir du Liban-Sud sans jamais se hasarder à faire le coup de feu ?


Par-delà toutes ces interrogations, le carnage de samedi a surtout rappelé le peu de cas que fait la folie des hommes des innocentes existences humaines, même les plus juvéniles. Pour dénoncer cet épouvantable phénomène, Benjamin Netanyahu pleurant les victimes de Majdel Chams est néanmoins le dernier à avoir voix au chapitre des lamentations. Pour éminemment condamnables que soient en effet les excès qui ont accompagné le raid lancé en octobre dernier par le Hamas palestinien, c’est bien lui en effet qui a donné une ampleur sinistrement industrielle à l’hécatombe. C’est lui qui continue, à ce jour, de vouer aux enfants de Gaza une mort tantôt violente sous un déluge de bombes, et tantôt lente par suite d’inanition ou de maladie.


C’est l’Amérique que défend en ce moment Israël, et celui-ci déploie des trésors d’héroïsme pour épargner les civils : de toutes les sornettes qu’a débitées Netanyahu dans son récent discours devant le Congrès US, la plus énorme reste son ardente évocation d’un choc entre barbarie et civilisation.


Au vu de l’éloquente démonstration de Gaza, qu’a donc pu laisser Bibi aux horreurs de la barbarie ?

Issa GORAIEB
igor@lorientlejour.com

L’histoire belliqueuse de l’humanité abonde de situations où l’on a vu l’absurde le disputer au sanguinaire. Guerres de position ou de mouvement, guerres d’usure ou au contraire de démesure, les états-majors n’ont hélas jamais été à court d’idées. Peu de variantes pourtant pourraient rivaliser de cynisme avec cette singulière règle du jeu à laquelle prétendent s’en...