Il n’est pas encore minuit que la grande salle du Seaside Arena de Beyrouth se vide à une vitesse éclair. Devant une scène luisante noyée par les cotillons, une poignée de photographes attroupés s’impatiente. Quelques minutes plus tôt, le Liban a couronné sa nouvelle Miss dans une ambiance ne détonnant nullement des éditions précédentes, malgré une actualité brûlante.
Irrités par l’attente, impatients de retrouver leurs rédactions respectives pour envoyer les clichés à l’imprimerie, les hommes aux cheveux poivre et sel et aux appareils imposants scandent leur mécontentement face à la nouvelle reine de beauté qui se fait repoudrer le nez. La responsable de la communication de la chaîne LBCI tente alors de leur proposer un entretien avec une membre du jury. « On s’en fout, on veut la Miss et on doit partir ! » lui répond presque toute la troupe de quinquagénaires, plus préoccupés par la guerre qui gronde que par les larmes ayant tâché la longue robe noire d’une jeune femme essouflée.
« Je me retrouve là en talons hauts pendant que ma collègue qui couvre le Sud doit être morte d’inquiétude », lance une journaliste brushingée à une consœur réajustant ses faux cils. « Ça va éclater, mais bon au moins on aura eu une dernière soirée », réplique-t-elle, amusée, en rangeant son miroir de poche rose dans un faux sac Vuitton.
Au même moment, sur les chaînes d’information panarabes, traditionnellement en mesure d’annoncer la nouvelle de l’élection d’une Miss au pays du Cèdre, l’atmosphère est tout autre. Les yeux rivés sur la frontière libano-israélienne, les flashs spéciaux s’enchaînent sur un ton grave suite à la tournure particulièrement dramatique qu’a finalement prise ce 27 juillet. Les médias de l’État hébreu rapportent, en effet, qu’un « projectile » identifié comme une roquette était tombé en fin d’après-midi près d’un terrain de football à Majdel Shams, sur le plateau du Golan occupé, faisant 12 morts dont des enfants. Le Hezbollah nie toute implication, les responsables israéliens haussent le ton, promettent de lourdes représailles. « C’est vrai qu’elle est belle comme tout cette fille ! » interrompt au téléphone la correspondante libanaise d’un média émirati, nichée sur des stilettos de douze centimètres. « Tu penses qu’on peut quand même passer l’info de son sacre entre deux réactions de Netanyahu ? »
« Personne ne doit rien savoir »
Concours de beauté ultrasuivi et commenté, respecté pour sa longévité, critiqué pour son manque de modernité, l’institution qu’est devenue Miss Liban – depuis sa forte médiatisation historiquement sponsorisée par la LBCI – semble aujourd’hui quelque peu tanguer.
« Il ne faut absolument rien dire. Nous avons interdiction de dévoiler quoi que ce soit avant la diffusion du prime sous peine d’avoir de très sérieux problèmes », révèle une source interne à la chaîne sous couvert d’anonymat, en mentionnant l’autorité quasi militaire de Roula Saad, productrice du programme. Connue pour son rôle de directrice dans la Star Academy des années 2000, celle que l’on compare à la productrice Alexia Laroche-Joubert se réfugie désormais dans l’ombre, veillant au grain, repérant la moindre imperfection depuis la pénombre des coulisses et refusant tout accès aux personnalités accréditées. « On ne peut évidemment pas dévoiler l’identité des candidates et encore moins celles des jurées avant 20h30 », ajoute la source précitée.
C’était sans compter sur l’équipe entourant la mannequin et influenceuse Nour Arida qui, dès 18h, s’active pour convoquer la presse à l’entrée de la salle de spectacle pour « une prise de parole importante, un geste fort avant d’assumer son rôle dans le panel ». Là-bas, la célèbre brune aux 11 millions d’abonnés se tiendra, quelques secondes à peine, les deux mains levées face aux crépitements des flashs et des reporters intrigués. « Ce geste symbolise mon attachement à ne pas juger les femmes, elles méritent toutes d’avoir des 10 sur 10 », élabore Arida qui donnera la même note de 9,95 à toutes les participantes. « Tu sais, depuis que Yasmina Zaytoun a été élue première dauphine de Miss Monde, cette compétition est prise beaucoup plus au sérieux », confie maladroitement son manager de mari à une connaissance qui acquiesce.
Entre les caisses de vin qui coulent à flots, les tables nappées de blanc et les inconnus émerveillés par un bout de smoking, le Waterfront de la capitale se veut glamour en dépit des mères de prétendantes stressées se plaignant d’être mal placées ou des pancartes imprimées, donnant à l’événement un faux air de kermesse de lycée, version strassée s’il vous plaît.
Applaudissements, sifflements, les parents des jeunes postulantes accueillent avec enthousiasme leurs filles sur la scène une fois le direct lancé en oubliant presque la présence du jury exclusivement féminin – composé de Razane Jammal, Diana Ghandour, Nour Arida, Petra Khoury, Paola Pharaon, Raya Abirached et Mireille Hayek – de cette 62e édition avec, en tête de file, Georgina Rizk, Miss Univers 1971 et éternel symbole de la dolce vita libanaise du début des seventies insouciantes, toujours aussi fantasmées.
Huit femmes
Du discutable tour de piste dépassé en maillot en bain à celui en robe de soir – toutes les créations étaient signées Tony Ward –, les quinze candidates allant de 19 à 26 ans se voient tour à tour attribuer des notes par les huit jurées avec un sens de la bienveillance bien plus évident en l’absence d’hommes autrefois venus juger des femmes dont ils font trois fois l’âge.
Si le contenu visuel et graphique du concours ne change pas, les récits contés sont, eux, bien plus en adéquation avec une époque où la parole des femmes se libère enfin. Bien que poliment, certaines concurrentes évoquent courageusement dans un reportage les agressions sexuelles dont elles ont été victimes ou les intimidations auxquelles elles ont dû faire face en grandissant. À noter l’émotion de la salle face à l’histoire de Thouraya Assaf, 21 ans, née d’un père originaire de Tyr et d’une mère sri lankaise, ancienne employée de maison. « Face au racisme, je dis haut et fort que je suis infiniment fière d’elle », assure la vingtenaire face à sa génitrice et à une assistance visiblement touchée.
Puis viennent les performances d’une Elissa en pleine promotion de son dernier album et profitant de l’exposition d’un programme aux fortes courbes d’audience, surtout aux moments fatidiques des questions posées aux huit dernières prétendantes toujours en lice pour la couronne.
Réponse cliché ou bateau, anxiété non dissimulée ou préparations parties en fumée, il ne sera manifestement jamais simple de se tenir face à un public savourant des tartines aux saumon ou des côtes de boeuf d’angus noir. Car juste avant les macarons saveur vanille, tout le monde s’impatiente. À coups de « mabrouk », les parents des jeunes femmes éliminées se félicitent quand même alors que l’animatrice Aimée Sayah se doit de rendre l’antenne avant le bulletin télévisé de 23h30.
Visages crispés mais souriants, les deux dernières candidates aux robes astiquant le parquet se mettent face à face, main dans la main, jusqu’au moment où les feux d’artifice étouffent l’auditoire. Nada Koussa, 26 ans, vient d’être élue Miss Liban 2024 en ce soir d’été caniculaire. Originaire du Akkar, détentrice d’une licence en psychologie clinique de l’Université de Balamand, elle se fait couronner par Yasmina Zaytoun qui, faute d’une élection en 2023, a tenu son titre deux ans.
Les chaises rangées, les tabourets nettoyés, les journalistes people scotchés sur leurs écrans et les tantes d’ex-candidates repartent tous, sans autorisation aucune, avec une plante ou un pot de fleurs ayant décoré les tables. À l’extérieur, le bruit engendré par les boîtes de nuit voisines fait oublier la chaleur écrasante. Le centre-ville de Beyrouth, illuminé par les néons des bars et les feux de voiture, ne voit pas ses restaurants désemplir. Ici, rares sont ceux au courant du risque d’une guerre totale entre Israël et le Hezbollah. Il est samedi soir et le Liban a sa nouvelle reine de beauté. Le reste attendra bien le lendemain.
Ça c’est notre Liban. Rien ni personne ne nous empêchera de célébrer la vie. Nous trouvons toujours une occasion pour montrer au monde que ce peuple est plus vivant et fort que tous les autres. Inconscience ou fatalité, chaque événement pour chacun de nous ressemble à un valeureux souvenir qu’en emporterait dans notre potentiel cercueil si ce sera le dernier. Si la vie se montre plus clémente avec ce peuple qui ne cesse de souffrir depuis des décennies, alors ce sera un souvenir de bonheur volé et des photos qui figent ces moments éphémères. N’en déplaisent aux grincheux adeptes de la mort
10 h 29, le 01 août 2024