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Nos Lecteurs ont la Parole

Comme une interrogation qui se cache

« … C’était l’angoisse de voir que l’agonie de la ville devenait une vie ordinaire. » En tombant sur ces lignes d’Andreï Makine à propos d’une ville en guerre, Beyrouth s’est présentée comme une évidence. Laisser l’émotion postexplosion affleurer. Elle a mis du temps pour remonter jusqu’à cette évidence. Trauma, deuil, épuisement, lassitude, mort, vide, accablement, désespoir, insouciance, nostalgie et rejet de cette nostalgie… Le passé et le présent s’emmêlent, occultant l’avenir, brouillant sentiments et raisonnement, et cette interrogation lancinante qui revient : « Sommes-nous morts ou vivants ? »

Survie, nous sommes en « mode survie ». Mais qu’est-ce que c’est que cette survie ? Les mots se bousculent, toujours en cours, sur le sens de cet état d’être, plus précisément de non-être, sa symbolique, son histoire, son approche sociale, philosophique, littéraire… et surtout son accord au cas libanais, entre la double explosion au port et la crise économique ; cette dernière servant peut-être d’alibi concret et pragmatique, un alibi du quotidien, un alibi pour ce trou noir qui délimite notre survie. Éviter de parler de gouffre et d’horizon bouché, de perte de repères et d’inflation, d’absurde et de dramatique. Éviter de parler directement de Beyrouth, la vivre comme un paysage de fond, une musique de fond, s’en détacher, l’oublier et vouloir s’y oublier parfois sans l’intense fugacité inhérente à l’élan. Mais comment la vivre quand le goût du plaisir n’est plus ?

À part se forcer peut-être, se forcer à marcher dans ses rues sans s’attendre à retrouver son passé, sans penser à panser ce lien rompu ; éviter de juger l’outrance et la démesure à l’échelle d’un vécu antérieur, mais comme une volonté commune extériorisée différemment, au-delà de l’éventualité du retour du même. Ne pas s’attendre à des rencontres, des échanges, des baumes au cœur, des escapades ; ne plus vouloir les vivre et les vivre quand même, comme par inadvertance. Ne pas se forcer à chercher le beau, côtoyer les désenchantements des pratiques artistiques, l’élitisme de ses espaces et cercles fermés en quête de salut. Imaginer le poète, non comme un témoin ou un funambule, mais comme un « rythmanalyste » pétrissant la matière que constituent les mots, la ville, le monde, les catastrophes et le souffle. Se rendre compte de la marchandisation de l’espérance, mais du désespoir aussi. Distiller les certitudes, même la plus sublime, celle du Soleil qui se lève chaque matin. Discuter, reconnaître le vide, l’indifférence, l’insensibilité, face à la vie qui continue normalement, florissante même parfois, mais atteinte pourtant d’une forme de lésion incernable qui se dit dans un haussement d’épaule, un regard dubitatif, dans le silence. Le silence de cette phrase répétée en écho au moment du souffle du port : « La vie, comme c’est inutile ! »

La survie, cette angoisse permanente, c’est peut-être tout ça, comme ça, donné d’un coup, en vrac, dans son instantanéité et sa durée, comme un « loup des steppes » qui découvre le sourire pour la première ou la dernière fois, ou comme une réminiscence. Mais c’est peut-être surtout se dire qu’il est essentiel de vivre la blessure, sa déchirure, sa cicatrisation et ses cicatrices, qu’il est vital de pouvoir continuer à aimer, d’aspirer à aimer à nouveau. Le mot de la fin, je me force à dire qu’il reste à écrire, qu’il s’écrit peut-être à ce moment-même, comme rêverie de volonté, comme un cri résonnant dans le vide parce qu’il ne veut plus l’être.


Les textes publiés dans le cadre de la rubrique « Courrier » n’engagent que leurs auteurs. Dans cet espace, « L’Orient-Le Jour » offre à ses lecteurs l’opportunité d’exprimer leurs idées, leurs commentaires et leurs réflexions sur divers sujets, à condition que les propos ne soient ni diffamatoires, ni injurieux, ni racistes.

« … C’était l’angoisse de voir que l’agonie de la ville devenait une vie ordinaire. » En tombant sur ces lignes d’Andreï Makine à propos d’une ville en guerre, Beyrouth s’est présentée comme une évidence. Laisser l’émotion postexplosion affleurer. Elle a mis du temps pour remonter jusqu’à cette évidence. Trauma, deuil, épuisement, lassitude, mort, vide,...

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