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Idées - Commentaire

Pour reconstruire la Turquie, il faut restaurer sa démocratie

Pour reconstruire la Turquie, il faut restaurer sa démocratie

Le président turc Recep Tayyip Erdogan en visite à Kahramanmaras (Turquie), ville proche de l’épicentre, deux jours après le tremblement de terre, le 8 février 2023. Ozan Kose/AFP

Les séismes dévastateurs qui ont tué plus de 50 000 personnes en Turquie (et au moins 7 000 personnes dans le nord de la Syrie) en février dernier ont mis en lumière des problèmes profondément enracinés, à l’approche des élections présidentielle et législatives du 14 mai prochain, qui pourraient faire date. Il est désormais clair que la Turquie, plus qu’un changement de gouvernement, a besoin d’une refonte de ses systèmes politique et économique. Cela implique d’affronter la toute-puissante industrie du bâtiment et de s’efforcer de rétablir la démocratie chancelante du pays.

Bien que les séismes aient été un phénomène naturel, les immenses dégâts qu’ils ont provoqués sont le résultat de la corruption qui sévit dans l’industrie du bâtiment et au-delà. Cela n’a toutefois pas empêché le président autoritaire de la Turquie, Recep Tayyip Erdogan, de rendre la nature responsable du terrible bilan humain, tout en admettant que les autorités ont été prises au dépourvu. La population turque a été invitée à croire que tout était dorénavant sous contrôle et qu’elle devait faire confiance à Erdogan pour ce qui est de la reconstruction consécutive à la catastrophe.

Il importe toutefois de relever que lorsque la Turquie a été frappée par un puissant séisme (7,6 sur l’échelle de Richter) en 1999, près de la ville d’Izmit, le grand nombre de décès (près de 18 000) avait à juste titre été attribué à des constructions de mauvaise qualité et des plans d’urbanisation déficients. Le gouvernement avait réagi en adoptant des normes antisismiques strictes et un cadre législatif destiné à prévenir de nouvelles constructions dans les zones jugées le plus à risque.

Quand le bâtiment va, la corruption va aussi

Pourquoi donc les derniers tremblements de terre ont-ils complètement détruit plus de 18 000 bâtiments et fatalement endommagé 280 000 autres ? En bref, la réponse est que les normes de construction n’ont pas été respectées. Bien qu’une grande partie des bâtiments détruits cette année aient été construits après 1999, ils n’étaient pas sûrs (avec des fondations fragiles qui ne comprenaient pas la quantité requise de ciment), parce que les autorités municipales et les contrôleurs ont conclu des ententes avec les entrepreneurs et les promoteurs immobiliers.

La corruption n’est que l’une des facettes de la croissance phénoménale de l’industrie de la construction en Turquie au cours des deux dernières décennies. Elle représente aujourd’hui plus de 40 pour cent de l’investissement en capital fixe, et son influence politique est encore plus importante que ce chiffre ne le laisse supposer. Les grandes entreprises du BTP figurent parmi les principaux donateurs à tous les grands partis politiques et elles maintiennent des liens étroits et répréhensibles avec toutes les autorités municipales, quelle que soit leur appartenance politique.

Si la corruption dans le secteur du bâtiment est un problème majeur dans de nombreux autres pays, elle est particulièrement pernicieuse en Turquie. Non seulement le poids du secteur est disproportionné par rapport à l’économie, il exploite également les failles des institutions démocratiques, gravement affaiblies après deux décennies du régime autocratique d’Erdogan.

L’étrange « loi d’amnistie » de zonage, adoptée par le gouvernement Erdogan en 2018, illustre le pouvoir de l’industrie de la construction. Cette loi permet aux promoteurs immobiliers et aux propriétaires d’éviter d’avoir à démolir ou rénover des immeubles non conformes en payant simplement des droits d’enregistrement pour être en règle, y compris dans le cas de bâtiments construits sur des failles sismiques, des zones humides, bassins hydrographiques et autres zones à haut risque.

Contrôle des médias

Dans les dix provinces les plus fortement touchées par les derniers séismes, le chiffre stupéfiant de 294 000 bâtiments ont bénéficié de la loi d’amnistie. Bien qu’il n’existe pas à l’heure actuelle de données définitives permettant d’évaluer les conséquences létales de cette loi, on peut présumer sans risque de se tromper qu’une grande partie de ces immeubles sont ceux qui se sont effondrés en ensevelissant leurs habitants. La taxe antisismique de 1999, dont la portée a été élargie par décret présidentiel en 2021, était censée être utilisée pour financer des projets de renforcement des bâtiments et préparer les villes à mieux faire face aux tremblements de terre. Mais la destination de ces fonds fait l’objet de nombreuses interrogations.

Avec un bilan aussi lourd et des centaines de milliers de personnes qui se retrouvent sans logement, on pourrait s’attendre à ce que les électeurs turcs se prononcent massivement contre le gouvernement et le président sortant le 14 mai. Mais, jusqu’à présent, rien n’indique que les médias et la société civile soient désireux de demander des comptes aux responsables politiques nationaux et municipaux. Contrairement à 1999, où la plupart des médias avaient décrit les dégâts causés par le tremblement de terre comme un échec de gouvernance, le consensus quasi total dans les médias turcs aujourd’hui est qu’il s’agit d’un « acte de Dieu », impliquant qu’Erdogan et son gouvernement n’ont rien à se reprocher.

La position des médias n’a toutefois rien d’étonnant, étant donné qu’Erdogan a progressivement pris le contrôle quasi direct de tous les médias nationaux, y compris des chaînes de télévision et des journaux à fort tirage. La contestation ouverte est devenue de plus en plus risquée : les journalistes sont régulièrement emprisonnés pour des prises de position critiques, et des sites web et des plateformes de réseaux sociaux ont été bloqués pour avoir avoir mis Erdogan en cause.

La répression croissante a eu des conséquences inattendues en février dernier. Quatre mois plus tôt, en octobre 2022, le Parlement turc avait adopté une loi sur la désinformation, appelée « loi de censure » par l’opposition, qui renforçait considérablement la censure sur internet. S’appuyant sur cette nouvelle loi, le gouvernement a bloqué l’accès à certains sites de médias sociaux immédiatement après les séismes, compliquant involontairement les opérations de sauvetage.

Ce niveau confondant de contrôle des médias – et la polarisation qui en découle – a fait que les partis et les hommes politiques de l’opposition se retrouvent dans l’incapacité de faire passer leur message aux électeurs, en particulier lorsqu’ils tentent de mettre en évidence la corruption endémique et l’incurie du gouvernement.

Restaurer les institutions

Mais même si une coalition des partis de l’opposition remporte les élections, le changement de gouvernement ne résoudra pas les problèmes de la Turquie. Les institutions du pays doivent être reconstruites, et ce processus ne pourra être mené à bien que si l’industrie de la construction est ramenée à de justes proportions.

Bien que les chances de réaliser les transformations voulues soient faibles, le contrôle d’Erdogan sur les médias et les institutions étatiques ne garantit pas sa réélection. Un désir palpable de changement se manifeste au sein de l’électorat, même s’il n’est pas reflété par les médias. Un des endroits où il s’exprime est dans les stades de football. Lors de récents matchs entre deux des équipes les plus suivies du pays, des milliers de supporters ont scandé : « Mensonges, tricheries, ça fait 20 ans, démission ! »

Sans surprise, cet événement a été minimisé par les médias turcs, tandis que les partisans d’Erdogan et les journalistes qui lui sont favorables ont tenté de faire passer cette manifestation de dissidence pour un acte d’inspiration terroriste. Les clubs de foot eux-mêmes ont écopé d’amendes et de nombreux supporters se sont vus interdire d’assister aux matchs retours. Néanmoins, ces expressions de mécontentement ne vont pas disparaître et elles pourraient bien trouver un large écho dans les urnes.

Les demandes de changement politique peuvent provenir des groupes les plus inattendus et lorsqu’ils le font, ils peuvent donner de l’espoir à des millions d’autres personnes. Plus qu’un nouveau gouvernement, c’est cela que le véritable changement exige. Pour reconstruire la démocratie turque, les Turcs devront écarter Erdogan, affronter l’industrie de la construction, puis s’atteler à la restauration des institutions essentielles – en commençant peut-être par les médias d’information.

Copyright : Project Syndicate, 2023.

Daron ACEMOGLOU, Professeur d’économie au MIT.

Cihat TOKGÖZ, Ancien banquier d’investissement au sein d’institutions financières internationales, est analyste et chroniqueur des marchés économiques et financiers turcs.

Les séismes dévastateurs qui ont tué plus de 50 000 personnes en Turquie (et au moins 7 000 personnes dans le nord de la Syrie) en février dernier ont mis en lumière des problèmes profondément enracinés, à l’approche des élections présidentielle et législatives du 14 mai prochain, qui pourraient faire date. Il est désormais clair que la Turquie, plus qu’un changement de...

commentaires (1)

""".....il faut restaurer sa démocratie...."" Intéressante analyse, mais pour la "restauration" de la démocratie, je crois comprendre qu'elle a déjà existé "la démocratie turque". Pendant combien de décennies, à partir de quand? Depuis l'invasion de Chypre ?

Nabil

09 h 39, le 02 avril 2023

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Commentaires (1)

  • """.....il faut restaurer sa démocratie...."" Intéressante analyse, mais pour la "restauration" de la démocratie, je crois comprendre qu'elle a déjà existé "la démocratie turque". Pendant combien de décennies, à partir de quand? Depuis l'invasion de Chypre ?

    Nabil

    09 h 39, le 02 avril 2023

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