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Moyen-Orient - ENTRETIEN

« Il est plus probable de voir le régime de Kaïs Saïed imploser plutôt que renversé par l’opposition »

Mohamed Dhia Hammami, chercheur associé au Maxwell School de l’Université de Syracuse fait le point avec L’Orient-Le Jour sur le déclin démocratique de la Tunisie, considérée au temps des printemps arabes comme le plus grand espoir démocratique de la région. 

« Il est plus probable de voir le régime de Kaïs Saïed imploser plutôt que renversé par l’opposition »

Des Tunisiens manifestent contre le président Kaïs Saïed lors d'un rassemblement organisé par l'opposition avant les élections législatives en décembre 2022. Fethi Belaid/AFP

Érigée en parangon de la démocratisation post-printemps arabes, la Tunisie fait aujourd’hui l’objet d’une « énorme inquiétude » de la part de Washington, selon Barbara Leaf, sous-secrétaire d’État pour le Moyen-Orient. En cause, le tournant autoritaire pris par Kaïs Saïed depuis son coup de force institutionnel en 2021, lorsque le président tunisien, élu deux ans plus tôt, a gelé les activités du Parlement et s’est accaparé le pouvoir exécutif. Ces derniers mois, le pays a été le théâtre d’arrestations en cascade, d’opposants, de journalistes ou encore d’avocats critiques du chef de l’État. Malgré les protestations notamment du parti d’inspiration islamiste Ennahda, proche des Frères musulmans, et de l’Union générale des travailleurs tunisiens (UGTT), principale force syndicale du pays, rien ne semble pour l’instant pouvoir empêcher le président de mener à bien son projet de refonte institutionnelle. La Constitution qu’il a fait adopter par référendum en 2022 fait peser le risque d’une « dictature sans fin », avertissait alors le juriste Sadok Belaïd, qui avait été chargé de rédiger l’avant-projet de ce texte, avant qu’il ne soit modifié par le chef de l’État. Cette hyperprésidentialisation sans contre-pouvoirs n’est pas sans rappeler la Tunisie d’avant la révolution de Jasmin en janvier 2011, lorsque Zine el-Abidine Ben Ali régnait en maître absolu après avoir démis son prédécesseur, Habib Bourguiba, en 1987.

Il y a plus de douze ans, la population tunisienne se révoltait contre la dictature, la pauvreté et le chômage, faisant tomber le régime sans sombrer dans le conflit armé, comme cela a été le cas en Syrie, en Libye ou au Yémen. Tunis est ainsi érigé en modèle de démocratisation dans la région, malgré l’instabilité politique et l’insécurité qui y règnent après le printemps arabe. Si la situation économique de la Tunisie aujourd’hui fait craindre « un effondrement » du pays au chef de la diplomatie européenne, Josep Borrell, la mobilisation de la population n’est pas au rendez-vous. Lors des dernières élections législatives qui se sont tenues entre décembre et février dernier, environ 11 % seulement des électeurs se sont présentés aux urnes, impactant la légitimité du nouveau Parlement, qui a récemment élu un président proche de Kaïs Saïed. Mohamed Dhia Hammami, chercheur associé au Maxwell School de l’Université de Syracuse, répond aux questions de L’Orient-Le Jour sur l’évolution et les enjeux de la crise démocratique tunisienne.

Quelles sont les principales dynamiques à l'œuvre depuis le printemps arabe en Tunisie qui pourraient expliquer le tournant autoritaire pris ces dernières années ?

C’est principalement le legs de l'ère autoritaire qui a imprégné l’évolution du pays. Sur le plan politique, au lieu de démanteler certaines des institutions qui étaient utilisées comme moyen de répression ou d'améliorer le contrôle civil sur celles-ci, la Tunisie est allée dans la direction opposée. Certes, d’autres institutions, plus démocratiques, comme le Parlement ont été renforcées, et une nouvelle constitution adoptée, mais ce processus s'est enlisé depuis les élections de 2014 (marquant la fin de la prééminence d’Ennahda sur la scène politique). Depuis, il n’y a pas vraiment eu de transformation politique majeure conforme à l'idée d’une démocratisation. Par exemple, la Cour constitutionnelle (qui aurait la possibilité de destituer le président) n’a jamais été créée.

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Les questions de sécurité ont également pesé dans l’évolution politique de la Tunisie. Si les attentats perpétrés en 2012 contre l'ambassade des Etats-Unis ont porté la Tunisie sur l’agenda sécuritaire de Washington, la période la plus critique d’un point de vue domestique fût celle entre 2013 et 2016, entamée avec l’assassinat de deux leaders de l’opposition, Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi. En 2015, l’attentat islamiste sur la plage de Sousse, où la plupart des victimes étaient des Européens, a renforcé les inquiétudes à l’étranger comme dans le pays, façonnant la Tunisie davantage comme un problème de sécurité plutôt qu’un projet de démocratie. A cette époque, l’idée que la surveillance de masse et les politiques répressives étaient une solution au danger a pris le dessus. Historiquement, la Tunisie est l'un des rares pays au monde à avoir bénéficié d’autant d'aides internationales pour développer son appareil sécuritaire, qu'il s'agisse de l'armée ou des forces de sécurité intérieure. Cela a préparé le terrain au retour autoritaire que nous observons ces dernières années. D’autant plus qu’à partir de l’élection de l’actuel président en 2019, le processus politique s'est encore plus enlisé.

De quelle légitimité peut se prévaloir Kaïs Saïed auprès de la population depuis son élection en 2019 ?

Kaïs Saïed a réussi à se forger une réputation très tôt en tant qu'expert constitutionnel. En 2019, les jeunes Tunisiens éduqués ont fait campagne et voté pour lui, le voyant comme le candidat capable d’imposer un changement. La génération Z, qui est plus mondialisée et intégrée dans la culture internationale que toute autre génération précédente, adhère davantage aux idéaux progressistes libéraux que la génération plus âgée. Ce qui explique aussi qu’elle a fait défection après le coup d'État de 2021. Aujourd'hui, les jeunes le considèrent comme quelqu'un qui fait régresser le pays. Environ 1 % seulement des nouveaux électeurs se sont présentés aux dernières élections législatives 2022-2023. Un chiffre très surprenant compte tenu des changements qui se sont produits au cours de l'année écoulée.

Pour certains acteurs étrangers, la Tunisie était érigée en parangon de la “démocratisation” post-printemps arabes. Les Tunisiens peuvent-ils compter sur eux aujourd’hui ?

Aujourd'hui, l'idée d'un engagement en faveur de la démocratie n'est pas prévalente, que ce soit à Bruxelles ou à Washington. Si Kaïs Saïed montre un intérêt dans la préservation de leurs intérêts, ils n’agiront pas, en dépit de la répression. C’est pourquoi la coopération sécuritaire se poursuit à ce jour : ils pensent pouvoir encore travailler avec le président s'il garantit un certain niveau de stabilité, non seulement sur le plan de la sécurité, mais aussi sur le plan institutionnel. Les Tunisiens ne devraient donc pas compter sur eux pour sauver la démocratie tunisienne. Certes, certains citoyens à l’étranger essayent de faire pression sur les gouvernements des pays dans lesquels ils vivent, notamment aux Etats-Unis et dans l’Union européenne, afin d’empêcher le financement de moyens de surveillance pour contrôler les masses.

Mais les Tunisiens doivent adapter leurs attentes à l'égard des puissances occidentales, et surtout comprendre que le changement ne se produira que si les acteurs nationaux développent une vision plus stratégique en travaillant ensemble pour rétablir la démocratie. Dit simplement, les factions de l’opposition doivent réduire les tensions internes et améliorer leur coopération. La raison pour laquelle l'UGTT et une partie de la gauche ne veulent pas coopérer avec le reste de l'opposition, y compris la partie représentée par Ennahdha, tient principalement de l'animosité historique à son égard et n’a pas de fondements rationnels. Ils doivent surmonter ce fossé émotionnel qui les sépare pour lutter contre Kaïs Saïed.

Dans ces conditions, comment peut-on envisager l’avenir du régime de Kaïs Saïed ?

Pour le moment, la menace la plus sérieuse pour le régime vient de l'intérieur – du Sénat et de la coalition au pouvoir – plutôt que de l'opposition nationale ou des acteurs étrangers. Ben Ali et Bourguiba étaient tous deux des dirigeants très expérimentés, ils avaient une connaissance suffisante des institutions de l'État pour les utiliser afin d’atteindre leurs objectifs. Kaïs Saïed n'est pas comme eux : il est étranger à la politique. Son incapacité à coopérer et coordonner avec d’autres acteurs qui n’ont pas les mêmes intérêts au sein de l'appareil d'État constitue sa principale faiblesse. Il est donc plus probable de voir le régime de Saïed imploser plutôt que renversé par l’opposition. Ce peut être demain, dans deux ou trois ans, ou plus tard, mais Saïed n’est pas là pour durer.

Érigée en parangon de la démocratisation post-printemps arabes, la Tunisie fait aujourd’hui l’objet d’une « énorme inquiétude » de la part de Washington, selon Barbara Leaf, sous-secrétaire d’État pour le Moyen-Orient. En cause, le tournant autoritaire pris par Kaïs Saïed depuis son coup de force institutionnel en 2021, lorsque le président tunisien, élu deux ans plus tôt, a...

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