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Les oubliés du bonheur


Remerciée soit-elle pour toute la peine qu’elle s’est donnée, mais qui donc attendait-il encore de l’ONU un aussi déprimant inventaire de nos misères ? C’est ce que nous assène pourtant ce World Happiness Report publié lundi et qui fait du peuple libanais le plus malheureux au monde à la seule exception des Afghans, bons derniers de la classe. Liban-Taliban, même la rime se sera d’ailleurs mise de la partie pour sceller le peu reluisant compagnonnage…


Mais le bonheur des peuples, c’est quoi au juste ? Divers critères ont été retenus lors des sondages Gallup mis à l’œuvre, allant des plus techniques (le PIB par habitant) aux plus subjectifs : autrement dit les perceptions et émotions des échantillons humains interviewés quant à leur qualité de vie. À ce jeu-là, il n’est guère étonnant que les Nordiques figurent, comme d’accoutumée, en tête des sociétés bénies des dieux. De voir Israël ravir la quatrième place au palmarès n’est pas très flatteur en revanche pour les richissimes royaumes pétroliers de la région, l’État des Émirats arabes unis ne se plaçant qu’au 26e rang. Mais peut-être cette enquête onusienne eût-elle été plus équitable (plus charitable ?) s’il avait été tenu compte des circonstances exceptionnelles, inédites, entourant le cas libanais.


Notre pays n’est certes pas le seul au monde à avoir été ruiné par l’incompétence et la corruption effrénée de ses gouvernants. Il n’est pas le seul non plus où d’aussi indignes dirigeants demeurent impunis et sont toujours aux commandes. Les Libanais, en revanche, ont le triste privilège d’être orphelins d’État, et même deux fois plutôt qu’une. Orphelin, le peuple l’était déjà dès le moment où la caste au pouvoir jetait pratiquement le bébé à la rue, l’abandonnait criminellement à son sort en se refusant à toutes ces réformes structurelles qui pouvaient encore parer au naufrage. Voilà maintenant que l’État infanticide est apparemment entré en mort clinique. Privé de président, de gouvernement pleinement nanti et de Parlement responsable, cet État a-t-il seulement conscience en effet de la débâcle des services publics, de la dépréciation insensée de la monnaie nationale, de la dollarisation sauvage de l’économie, de la valse incontrôlée des prix dans les supermarchés et les stations d’essence, de l’appauvrissement accéléré de la population, de la pénurie de médicaments, des cascades de grèves et de l’agitation dans la rue ?


Dût en souffrir la réputation de mercantilisme phénicien qui leur colle à la peau, le bonheur se résume aujourd’hui pour les Libanais à la notion basique de sécurité : celle, notamment, des moyens de subsistance, souvent soutenue par l’entraide sociale et la solidité de la cellule familiale. Mais à l’heure des bouleversements que connaît la région du Proche et du Moyen-Orient, et de l’exode des compétences et des jeunes, notre peuple a surtout besoin d’être rassuré quant à la pérennité de la mère patrie dans sa vocation pluraliste et démocratique d’origine.


Dans la mare de gadoue libanaise surnagent tout de même de rares îlots de félicité et de chaleur humaine. Dès lors, et plutôt que de gaspiller fonds et énergies pour ce best of du bonheur, plutôt que de nous y décerner la 136e place sur les 137 partants, l’ONU serait bien inspirée de s’atteler à des questions bien plus pressantes. Comme, par exemple, contraindre Damas à accepter le retour à leurs foyers des centaines de milliers de réfugiés syriens installés sur un terrain libanais déjà miné par la crise, et qui bénéficient d’allocations internationales : ce qui est le moyen le plus sûr de perpétuer le problème, au lieu que de le régler.

Issa GORAIEB

igor@lorientlejour.com

Remerciée soit-elle pour toute la peine qu’elle s’est donnée, mais qui donc attendait-il encore de l’ONU un aussi déprimant inventaire de nos misères ? C’est ce que nous assène pourtant ce World Happiness Report publié lundi et qui fait du peuple libanais le plus malheureux au monde à la seule exception des Afghans, bons derniers de la classe. Liban-Taliban, même la rime se sera...