Rechercher
Rechercher

Société - Santé

Le corps infirmier du Liban à bout de souffle

« Plus de 3 500 infirmières et infirmiers ont déserté la profession » : le cri d’alarme de la présidente de l’ordre des infirmières.

Le corps infirmier du Liban à bout de souffle

La profession est principalement féminine, mais compte de nombreux infirmiers. Ici, à l’hôpital public Rafic Hariri. Photo Mohammad Yassine

Durant les moments les plus noirs de la pandémie de Covid-19, la population les avaient applaudis à tout rompre. À la suite de la double explosion au port de Beyrouth, le 4 août 2020, leur engagement indéfectible pour sauver des vies leur avait aussi valu une salve de reconnaissance. Les infirmières et infirmiers du Liban tombent de haut aujourd’hui. Ils s’échinent au service des patients, pour des salaires réduits comme peau de chagrin, alors que se poursuit l’effondrement inexorable de la livre libanaise depuis plus de trois ans (près de 97 000 LL pour un dollar ce lundi 13 mars).

« De cette reconnaissance affichée, que reste-t-il aujourd’hui ? » demande Mireille A., directrice des soins à l’hôpital de Bhannès. Pas grand-chose visiblement, vu l’exode massif du corps infirmier vers d’autres professions ou vers l’étranger, en Amérique du Nord, en Europe ou dans les pays arabes, par manque d’alternatives. « Plus de 3 500 infirmières et infirmiers ont déserté la profession. Et plus de 55 % de ceux qui sont toujours en poste, les plus jeunes en tête, espèrent quitter leur emploi et le pays dans les deux prochaines années. Parallèlement, une migration intérieure se dessine vers les grands hôpitaux universitaires qui pratiquent une politique salariale plus alléchante », révèle à L’Orient-Le Jour la présidente de l’ordre des infirmières et infirmiers du Liban, Rima Sassine Kazan. La responsable s’exprimait début mars en marge du vingtième anniversaire de l’institution. Mais pas question de célébrer. « C’est un cri d’alarme que je lance aujourd’hui aux autorités, gronde-t-elle. 3 500 départs, sur un nombre approximatif de 18 600 professionnels largement féminins, dont seulement 7 000 adhérents à l’ordre, c’est énorme. » « Avec une capacité actuelle de 6 000 lits, les hôpitaux du Liban nécessitent un personnel soignant de 20 000 infirmières et infirmiers », estime-t-elle.

Les infirmières ont été particulièrement exposées lors de la pandémie de Covid-19. Ici à l’hôpital public Rafic Hariri. Photo Mohammad Yassine

J’ai quitté une profession que j’aime

Les raisons de ces défections sont multiples, principalement liées aux conditions salariales et professionnelles du corps infirmier. « Après 23 ans de bons et loyaux services, j’ai flanché. J’ai quitté une profession que j’aime, parce que j’étais financièrement à bout après deux ans de privations », raconte Roula, infirmière anesthésiste alors employée au Middle East Institute of Health – University Hospital à Jal el-Dib. « Je n’étais payée que quatre millions de livres libanaises et 50 dollars par mois. Et les heures supplémentaires n’étaient pas comptées. Pas de quoi compenser l’effondrement de la livre ni faire vivre décemment mes enfants », ajoute cette mère de famille qui s’est reconvertie momentanément dans la transcription écrite de rapports médicaux, moyennant des honoraires en devise fraîche.

Idées

Une nouvelle stratégie nationale de santé pour faire face aux défis

Car à de rares exceptions près, les salaires n’ont pas suivi la dépréciation fulgurante de la monnaie locale. « 55 % environ du corps infirmier touche toujours un salaire inférieur au salaire minimum qui plafonne à 4 500 000 LL. Et seulement 20 % des hôpitaux du pays (principalement les grands hôpitaux universitaires) accordent à leurs infirmières et infirmiers une partie de leur salaire en dollar (de 10 à 50 % du salaire de base en fonction des hôpitaux) », dévoile encore Rima Sassine Kazan. « Avant la crise, le salaire d’une infirmière expérimentée tournait autour de 2 000 dollars par mois. Mais avec la dépréciation de la livre, difficile de joindre les deux bouts, malgré les réajustements salariaux, les indemnités de transport, la compensation en devise fraîche, les mois supplémentaires et la couverture de santé », renchérit Pascale, 36 ans d’expérience à l’Hôtel-Dieu de France.

Le secteur public, la descente aux enfers

Des difficultés qui s’apparentent à une descente aux enfers pour le corps infirmier du secteur public dont les salaires multipliés par trois ne sont pas accompagnés de compensations en devise. Bien au contraire, à mesure que la livre s’enfonce, ces salaires continuent de perdre de leur valeur, laissant les soignants dans le dénuement le plus total. « Nous sommes payés comme les fonctionnaires. Notre salaire mensuel multiplié par trois plus les indemnités journalières de transport atteignent à grand-peine 7 millions de livres libanaises », explique Najat*, infirmière à l’hôpital public de Saïda. Ce qui révolte encore plus, c’est que les salaires ne sont pas systématiquement payés à la fin du mois. « Nous venons de recevoir un demi-salaire seulement avec plusieurs mois de retard, parce qu’il n’y avait pas suffisamment de fonds dans la caisse de l’hôpital », déplore cette mère de famille. Et parce que leurs conditions de vie devenaient intolérables, elle et les siens ont quitté l’appartement qu’ils louaient au cœur de Saïda pour réintégrer leur logement dans le camp palestinien de Aïn el-Heloué. « Nous avions quitté le camp pour des raisons sécuritaires. Nous n’avons plus le luxe du choix, les revenus de mon époux, ouvrier dans le bâtiment, ont drastiquement baissé, eux aussi », regrette-t-elle.

Lire aussi

Quand la pénurie contraint les Libanais à acheter leurs médicaments à l’étranger

Les membres du corps infirmier sont intarissables sur leurs fins de mois difficiles. Mais personne pour les entendre ou leur donner espoir en de meilleurs lendemains. « J’ai 20 ans d’expérience à l’hôpital public dans les dialyses rénales et mon salaire ne vaut même plus l’équivalent de 100 dollars », s’insurge Ahmad*, père de famille. Ne disposant pas de revenu supplémentaire, l’infirmier se voit contraint de demander l’aide de proches pour subvenir aux besoins de ses quatre enfants, dont une fille handicapée. « Je suis endetté de 60 millions de livres libanaises. Je me sens pris à la gorge », laisse-t-il échapper.

Source de stress et d’épuisement

La pénibilité du travail n’est pas étrangère à la fatigue, voire à l’épuisement du corps infirmier. « La profession est source de stress et de dépression, vu la surcharge physique et émotionnelle qui accompagne la tâche », note la présidente de l’ordre. « J’ai 41 ans et les jambes pleines de varices parce que je suis souvent debout et que je porte des équipements lourds vu la pénurie de personnel, révèle Ahmad. Je suis constamment de garde. »

Pour mémoire

Quand les plus grands hôpitaux libanais ne peuvent plus soigner

Avec les premiers départs massifs, suivis d’autres défections encore, c’est comme un cycle infernal qui s’est installé. « Lorsqu’un service se vide de ses infirmières, celles qui restent, particulièrement les plus anciennes et les plus expérimentées, doivent supporter davantage de charges et de responsabilités », explique Pascale. Car les nouvelles recrues – 2 500 nouveaux diplômés par an formés dans les 23 facultés et instituts de sciences infirmières du pays – ont beau déborder d’enthousiasme, « elles ont été formées à distance, en pleine pandémie, et manquent de pratique et d’expérience », rappelle Rima Sassine Kazan. En l’absence d’embauche ou de professionnels en nombre suffisant, des services entiers ferment alors leurs portes dans l’attente de jours meilleurs. La migration du personnel infirmier libanais remonte à des décennies. En 2001 déjà, L’Orient-Le Jour racontait pourquoi les infirmières libanaises, particulièrement celles formées à l’Université Saint-Joseph, s’expatriaient en France. Joseph Ghanem fait partie de ceux qui ont choisi le Canada pour patrie de rechange. « J’ai émigré en 2017, à cause des salaires ridiculement bas et du peu de respect pour la profession », raconte l’infirmier. À l’époque, « il était déjà difficile pour un infirmier, père de famille, de vivre décemment de son métier au Liban », ajoute-t-il.

Il y a ceux qui restent, en dépit de tout. Par amour du métier, par abnégation, par peur de l’inconnu ou par crainte de perdre des avantages acquis, notamment des horaires convenables ou une couverture de santé. Comme Pascale ou Najat qui évoquent leur « sentiment d’appartenance » à leurs institutions, auprès de leurs malades. Car il n’est pas évident de tout laisser derrière soi pour une cinquantaine ou une centaine de dollars supplémentaires. « Partir, pour aller où ? Je refuse de quitter mes patients pour quelques dollars de plus, soutient Ahmad. Je considère que je fais du bénévolat en attendant que la crise prenne fin… même si je suis à bout de souffle. »

*Les prénoms ont été modifiés.

Durant les moments les plus noirs de la pandémie de Covid-19, la population les avaient applaudis à tout rompre. À la suite de la double explosion au port de Beyrouth, le 4 août 2020, leur engagement indéfectible pour sauver des vies leur avait aussi valu une salve de reconnaissance. Les infirmières et infirmiers du Liban tombent de haut aujourd’hui. Ils s’échinent au service des...

commentaires (2)

malheureusement une profession qui a une histoire, par exemple dans le 19ième siècle, de conditions de travail très mauvaises ...

Stes David

17 h 29, le 14 mars 2023

Tous les commentaires

Commentaires (2)

  • malheureusement une profession qui a une histoire, par exemple dans le 19ième siècle, de conditions de travail très mauvaises ...

    Stes David

    17 h 29, le 14 mars 2023

  • Très bien ce reportage en 1ère et troisième page. Qu’ils ne se plaignent pas tous en même temps, ils- elles s’en sortent du pétrin beaucoup mieux, avec leurs boîtes de recrutement au Liban, que d’autres corps de métier. Ils ont des débouchés ailleurs, et ceux comme Pascale Najat ou Ahmed, des rêveurs idéalistes, qui ont le sentiment de faire du bénévolat, qu’ils s’assument pour des raisons qui leur appartiennent. Que fait un élève-officier avec une centaine de dollars us, que fait un enseignant à part la grève, quand les portes de l’expatriation sont fermées. Que fait un dentiste, avec une solide expérience professionnelle, après un refus d’équivalence de son diplôme, se voit refuser l’exercice de son métier, alors qu’il a la nationalité du pays. (Là des négociations en cours pour alléger les contraintes d’équivalences). L’expatriation séduit certes avec les avantages qui vont avec leur droit au travail, mais il y a ce reportage sur une tv francophone, où l’on témoigne de conditions de travail, et l’une d’elles reconnaît par écrit qu’elle n’aura pas de grossesse pendant une certaine période du contrat de travail, les horaires, la vie familiale, voilà l’envers du décor… Mais les gens sont prêts à tout pour s’en sortir quand le dollar dépasse la barre psychologique de 100.000 livres…

    Nabil

    11 h 41, le 14 mars 2023

Retour en haut