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Un peu de paillettes dans l’ordinaire

Il faut parler de l’isolement. C’est un phénomène qu’au Liban nous n’aurions jamais pensé connaître. Ce pays, basé sur la famille, la communauté et la force du lien social, voit tout à coup ses citoyens coupés les uns des autres. La pandémie, la double explosion du 4 aout 2020, l’appauvrissement généralisé, le départ des jeunes sont des facteurs qui ont profondément affecté notre relation à autrui. Nous qui nous flattions de n’avoir jamais laissé personne sur le bord du chemin, nous voilà tous éparpillés sur le bord du même chemin avec de plus en plus de difficulté à nous soutenir les uns les autres. On voit les uns refuser des invitations parce qu’ils ne peuvent pas « rendre ». D’autres s’encapsulent dans leurs appartements derrière des portes auxquelles plus personne ne frappe. On croise dans la rue des congénères hirsutes, vieillis, le corps à l’abandon, parce que le cœur n’y est plus. Des foyers naguère prospères n’ont plus d’autre choix que de confier à la vente les objets, parfois œuvres d’art, qui signaient leur appartenance à un milieu sensible aux faits de culture, et illustraient leur fierté de recevoir et d’honorer leurs invités. Leur intérieur disait leur raffinement, leur goût de vivre et de s’entourer de belles choses. Certains objets hérités montrent que ce goût était transmis. Les ménagères, la porcelaine, l’argenterie des grands jours racontent des fêtes où non seulement aucun membre de la famille ne manquait à l’appel, mais où l’étranger avait une place privilégiée. On préparait à la maison ces plats roboratifs qui annonçaient des tablées joyeuses et pléthoriques : mouloukhiyé, siyadié, arnabié, moghrabié, feuilles de vigne roulées pendant des heures, dont les effluves prenaient à l’âme dès l’entrée. La cuisine était la base de tout, le beau prétexte pour réunir, rire et s’engueuler après avoir un peu bu, se fâcher, se réconcilier, attirer à soi la chaleur de vivre. Tout cela semblait si évident, si routinier que les plus rebelles rechignaient à se plier à la tradition, prétextant des rhumes en toute saison pour échapper à la « corvée » des repas de famille. S’ils avaient su…

Aujourd’hui, le vide. Les maisons vides. Plus encore que le manque de moyens, le manque de motivation. Pour quoi, pour qui ? La génération qui a connu des jours meilleurs vieillit sans être stimulée par l’énergie vitale des plus jeunes. L’électricité défaillante ne permet pas de veiller tard, ni même parfois de conserver les aliments. On hésite à sortir de chez soi quand on habite un étage trop élevé. On est embarrassé par l’inconfort des maisons trop froides l’hiver, trop chaudes l’été. Une forme de dépression post-traumatique, accentuée par le récent tremblement de terre, certes anodin chez nous, mais qui a réveillé les peurs enfouies, plombe l’atmosphère. Il arrive que l’on croise un inconnu qui vous demande tout de go si vous pensez qu’un séisme va avoir lieu dans les prochains jours. Cela rappelle les années de guerre où chacun, au moins rassuré par la présence de l’autre, posait la même question à qui voulait l’entendre : « Tu penses que ça va barder cette semaine? » Chacun de nous était pour l’autre un prophète. Chacun voulait écouter dans la voix de l’autre sa propre voix intérieure. Parce que, en temps de peur, la solitude rend fou et qu’une présence, quelle qu’elle soit, rend plus fort.

Alors, merci, simplement, à tous ceux qui tentent de remettre un peu de paillettes dans le quotidien collectif. Merci au Festival al-Bustan pour le merveilleux moment musical donné en plein air, en plein jour, à même la Corniche de Beyrouth, pour les mélomanes, les promeneurs, les pêcheurs, et même les poissons et les vagues. Merci à ces initiatives discrètes qui enchantent des villes entières, comme le photographe Samih Zaatar qui met à la disposition des poètes, des écrivains, des musiciens et des peintres les voûtes de sa vieille maison à Zghorta, ouvrant des fenêtres dans le temps arrêté et des voies aux vocations. Merci aux comédiens, aux danseurs, aux artistes qui continuent à déverser avec générosité leurs inépuisables talents sur notre humanité fatiguée et la redignifient. C’est peu dire que la culture nous sauvera, aussi longue que soit la crise.

Il faut parler de l’isolement. C’est un phénomène qu’au Liban nous n’aurions jamais pensé connaître. Ce pays, basé sur la famille, la communauté et la force du lien social, voit tout à coup ses citoyens coupés les uns des autres. La pandémie, la double explosion du 4 aout 2020, l’appauvrissement généralisé, le départ des jeunes sont des facteurs qui ont profondément...

commentaires (4)

Mais de quoi est fait notre "ordinaire" ? Bien sûr, nos artistes, nos écrivains, nos sportifs ont de quoi l'améliorer cet "ordinaire" fait de faillite surtout morale...

Nabil

14 h 22, le 02 mars 2023

Tous les commentaires

Commentaires (4)

  • Mais de quoi est fait notre "ordinaire" ? Bien sûr, nos artistes, nos écrivains, nos sportifs ont de quoi l'améliorer cet "ordinaire" fait de faillite surtout morale...

    Nabil

    14 h 22, le 02 mars 2023

  • C’est triste à mourir mis tellement vrai. Qu’ont ils fait de notre beau pays? Merci Fifi pour ces billets doux amers

    Sissi zayyat

    12 h 40, le 02 mars 2023

  • Bien dit

    Hind Faddoul FAUCON

    07 h 20, le 02 mars 2023

  • Merci Fifi pour ce beau texte... vrai, poignant .. il résonne en nous ... Incrédules, on n'en fini pas de se poser et reposer la question : comment en est-on arrivé là ?...... J'ajoute un autre exemple "d'initiatives discrètes qui enchantent des villes entières " : l'initiative de Mme Zeina Saleh-Kayali, qui a fait revivre une maison familiale - Beit Tabaris -pour la mettre à la disposition des compositeurs libanais, et y organiser des Masterclasses pour nos jeunes musiciens ....

    Danielle Sara

    01 h 18, le 02 mars 2023

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