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Artisans de chaos


Et si l’on cessait à la fin de nous épouvanter jour et nuit avec cet épouvantail, désormais inopérant, qu’est la perspective du chaos ? Car il est déjà là, le chaos. Il est bien présent à chaque étape de notre triste quotidien sans que nos dirigeants en perdent le sommeil. Le chaos a commencé par montrer son vilain museau avec la folle dépréciation de la monnaie nationale, la valse incontrôlée des prix et la dollarisation accélérée de l’économie, la pénurie cyclique de carburants et de médicaments, la panne des institutions et le délabrement des services publics, avec les cascades de grèves, épidémie qui avait même fini par gagner l’appareil judiciaire et puis le secteur bancaire !


Or, c’est à une cohabitation nettement plus explosive que se trouvent soudain astreints juges et banquiers du Liban : et avec eux, les gouvernants, du moment que plus on est de fous, plus on rit. Bref rappel : ce qu’on a là, en somme, c’est d’abord une procureure se comportant en électron libre, affichant sans complexe ses sympathies partisanes et bravant les interdits de ses supérieurs pour tâter de dossiers financiers échappant à sa compétence comme à sa juridiction. Aux graves accusations de blanchiment d’argent lancées contre certaines d’entre elles, les banques ont répondu en fermant leurs portes, consentant seulement à les entrouvrir pour faciliter l’encaissement des salaires en cette fin de mois. C’est toutefois le chef du gouvernement sortant qui est monté au créneau et donné la grosse artillerie en ordonnant au ministre de l’Intérieur d’ignorer toute initiative que prendrait la bouillante magistrate.


À cette flagrante violation de la règle de la séparation des pouvoirs, le Conseil supérieur de la magistrature a réagi en appelant les responsables à revenir sur leurs décisions : requête équivalant toutefois à un lamentable vœu pieux dans un pays où la normalité n’a plus droit de cité. Où les énormités commises par les uns appellent des ripostes plus extravagantes encore, tandis que le ministre de la Justice, lui-même pourtant juge de carrière, s’enferme dans un assourdissant silence. Où il faut s’attendre aux mêmes clivages et dédoublements, tant judiciaires que politiques, dans l’affaire des poursuites lancées contre le gouverneur de la Banque du Liban.


Le plus tragique cependant, dans ce méli-mélo, reste l’incapacité désormais totale, absolue, criante, de la justice libanaise à (re)mettre, en toute indépendance, de l’ordre dans ses propres affaires. Or, cette mortelle aberration n’est pas le résultat de quelque maligne génération spontanée. Maintes fois dans ces mêmes colonnes, la quête de vérité sur les meurtrières explosions de 2020 dans le port de Beyrouth a été promue au rang de mère de toutes les batailles. De fait, le cancer qui ronge la justice a germé le jour même où des responsables politiques et sécuritaires (et par la suite des magistrats, et non des moindres) ont impunément fait fi des citations et mandats lancés contre eux par l’enquêteur Tarek Bitar : le jour aussi où des juges inféodés à des instances politiques se sont prêtés aux fallacieux recours en dessaisissement visant ce dernier.


Trente bons mois après l’horreur, c’est un tribunal britannique qui s’est chargé d’exiger un premier acompte de justice en accablant les propriétaires de la mortelle cargaison de nitrate débarquée dans la capitale libanaise. C’est à Londres, et seulement à Londres, que l’on s’est soucié de sauver ne fût-ce que l’honneur du port. Sur les lieux du crime, on en est encore à faire le mort…

Issa Goraieb

igor@lorientlejour.com

Et si l’on cessait à la fin de nous épouvanter jour et nuit avec cet épouvantail, désormais inopérant, qu’est la perspective du chaos ? Car il est déjà là, le chaos. Il est bien présent à chaque étape de notre triste quotidien sans que nos dirigeants en perdent le sommeil. Le chaos a commencé par montrer son vilain museau avec la folle dépréciation de la monnaie nationale, la...