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Culture - Rencontre

Zahra Ali, pionnière des études féministes sur l’Irak

Dans son nouvel ouvrage « Women and Gender in Iraq » (2018), récemment traduit en français, Zahra Ali offre une vision inédite de la question féminine, à travers un prisme transnational et décolonial, transcendant les frontières et les idées bien établies sur son pays d’origine. Partant de questionnements personnels et de son expérience de terrain, elle remet en question certaines catégories d’analyse, telles que la nation, l’islam ou la confession, dans une perspective féministe antiraciste, anticapitaliste et antiguerre.

Zahra Ali, pionnière des études féministes sur l’Irak

Zahra Ali, sociologue, auteure et chercheuse française d’origine irakienne. Photo DR

Fille d’exilés politiques, Zahra Ali grandit en France, dans un foyer en lien permanent avec l’actualité sociale, politique et économique en Irak. « Il y avait toujours cette idée de retour au pays, et tout le poids de ce que ça représente d’être exilés, ou enfant d’exilés », confie-t-elle lors d’un entretien avec L’Orient-Le Jour. Dès l’âge de 15 ans, la jeune fille commence à militer dans une association de femmes musulmanes et fonde, trois ans plus tard, en 2004, le collectif Féministes pour l’égalité, le premier à mettre en lien le féminisme et l’antiracisme.

Sa démarche militante la mène vers la recherche académique. Elle rédige tout d’abord un mémoire de master sur l’engagement des féministes en France – une ethnographie de mouvements auxquels elle-même appartient –, avant de se lancer, en 2009, dans une thèse de doctorat en anglais, dont l’ouvrage Women and Gender in Iraq (Cambridge University Press) – aujourd’hui traduit en français aux éditions Syllepse – est issu. Au moment de la sortie du livre, en 2018, elle est embauchée à la Rutgers University de Newark et décide de s’installer à New York.

Au-delà des frontières

« Après 5 ans de vie aux États-Unis, mes catégories de pensée continuent à évoluer au cœur de l’empire que je critique tant. Je mets au centre de mon enseignement des dynamiques postcoloniales et décoloniales et je parle de l’invasion en Irak ou en Afghanistan. J’impose un agenda antiguerre dans un campus où s’engager dans l’armée est la seule manière de payer ses études pour des étudiants noirs ou latinos majoritairement issus de milieux défavorisés », indique-t-elle.

Marquée par le fait d’avoir grandi dans une banlieue pauvre en France et de s’être engagée très tôt dans les milieux féministes antiracistes, Zahra Ali place au centre de son travail le concept de transnational feminism. « À la différence du féminisme international, qui induit l’idée d’être entre des nations, le féminisme transnational dépasse les frontières pour questionner le concept de nation et montrer à quel point il est genré, racialisé, lié aux classes sociales », avance la chercheuse, pionnière dans son domaine.

Lorsqu’elle s’installe à Bagdad au début de la vingtaine, dans la maison de sa grand-mère, pour commencer sa thèse, la jeune femme s’attache à observer la vie quotidienne urbaine. « Je souhaitais sortir de tous ces écrits qui accordent trop d’importance au discours et pas assez à la matérialité. On manquait d’enquêtes de terrain se penchant sur les catégories de nation, de confessionnalisme, de genre, de sexualité, de religion, et ce qu’elles signifient dans la vie quotidienne, explique la trentenaire. Il était aussi nécessaire d’historiciser les choses, en remontant jusqu’à la formation de l’État contemporain. J’ai opté pour une démarche ethnographique car elle permet d’être au plus près des gens, au lieu de leur imposer des catégories de pensée. »

La remise en question des dichotomies est centrale dans la recherche de Zahra Ali, à commencer par celle entre le discursif et le matériel. Elle souhaite notamment rompre avec le caractère abstrait de termes comme la démocratie ou le droit des femmes. « Parler de la quotidienneté permet de comprendre les dimensions structurelles auxquelles renvoient ces termes. Que veut dire le droit des femmes quand les services publics et les infrastructures étatiques ont été détruits par l’intervention et l’administration américaines ? Que veut dire la démocratie lorsque l’élite politique se barricade dans une “zone verte”, quand les citoyens sont séparés par des T-walls selon leur appartenance ethnico-confessionnelle et que les quartiers sont tenus par des milices armées ? »

De même, parler de laïc/religieux n’a pas de sens dès lors que les affaires privées sont régies par le code du statut personnel, qui repose sur les jurisprudences religieuses communautaires. Zahra Ali considère également l’opposition public/privé comme patriarcale et sexiste, car il est, selon elle, aussi important de rapporter ce qui se passe dans la rue que dans les maisons.

Elle remet enfin en cause la dichotomie local/global, c’est-à-dire l’idée qu’il y aurait des féministes « ici » (dans les pays du Nord global) et « là-bas » (dans les pays du Sud global). « Au contraire, l’approche féministe transnationale analyse les expériences des femmes au sein des systèmes de pouvoir qui structurent le monde contemporain : le capitalisme colonial, racial et patriarcal, souligne-t-elle. On vit tous dans ce même système, mais en fonction de là où l’on naît, de notre couleur de peau, on se positionne en tant que bénéficiaire ou victime. Les démocraties du Nord reposent sur l’extraction du pétrole et les Irakiens subissent de plein fouet les impacts de l’impérialisme américain visant à préserver ce système. »

Les femmes et les pauvres au centre

Après s’être engagée auprès des féministes à Bagdad, Zahra Ali se rend très régulièrement dans le sud de l’Irak, à Najaf, Koufa, Karbala, Nasiriya ou Bassora, où elle continue encore aujourd’hui d’entretenir des liens avec les groupes militants. « Le fait de vivre en Irak a fait évoluer ma vision de la catégorie islam, observe-t-elle. En parler quand on est en France, où cette religion est minoritaire et racialisée, est une chose. Mais cette catégorie se joue différemment dans un pays où l’appartenance à l’islam est dominante et le régime politique, amené par les Américains en 2003, est islamiste. »

Dans l’ouvrage collectif Féminismes islamiques (éd. La Fabrique), publié en 2012 sous sa direction, Zahra Ali réunit les écrits d’intellectuelles, chercheuses et militantes engagées dans une démarche féministe à l’intérieur du cadre religieux musulman. Cet ouvrage montre que dans les pays où l’islam est la religion dominante, des croyantes luttent pour l’égalité, retournent les textes sacrés contre le patriarcat, s’élèvent contre les autorités politiques et religieuses qui bafouent les droits des femmes.

« À l’échelle de la région, on est face à des régimes qui ont politisé le religieux et le confessionnalisme par le biais du genre et des sexualités, poursuit Zahra Ali. En Iran, le simple fait qu’une femme marche dans la rue sans avoir la tête couverte signifie une remise en question du système politique. De la même manière en Irak, pendant le soulèvement d’octobre 2019, Thawra Tishreen, le mélange des jeunes protestataires (âgés de 12 à 20 ans en moyenne) avec des femmes habillées de différentes manières signifie une perte de contrôle du régime qui cherche à maîtriser les corps. »

Pour elle, les questions de genre et de sexualité se trouvent au cœur de ces nouveaux mouvements citoyens. « Ces dernières années, on observe l’émergence d’une confluence entre le mouvement des femmes et les dynamiques de contestation. Comme l’a montré le rôle majeur des femmes dans Thawra Tishreen, le plus grand soulèvement populaire depuis la formation de l’État irakien contemporain. »

Cette intensification des mouvements de protestation populaire a permis de sortir d’un activisme dominé par les ONG, valorisant l’expérience des femmes de la classe moyenne, selon Zahra Ali. « Le soulèvement d’octobre 2019 est unique car il a mis au centre les femmes et les pauvres, cette catégorie vue comme “non civilisée” par la classe moyenne bien rangée. Ce mélange entre genres et classes a permis la négociation d’un nouveau contrat social, se réjouit-elle. Et comme on le voit en Iran aujourd’hui, face à l’intensification de la répression, il y a une intensification de la résistance et des dynamiques de protestation. »

Fille d’exilés politiques, Zahra Ali grandit en France, dans un foyer en lien permanent avec l’actualité sociale, politique et économique en Irak. « Il y avait toujours cette idée de retour au pays, et tout le poids de ce que ça représente d’être exilés, ou enfant d’exilés », confie-t-elle lors d’un entretien avec L’Orient-Le Jour. Dès l’âge de 15 ans, la...

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