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Sabordage

Force est de le constater aujourd’hui : la double explosion de 2020 dans le port de Beyrouth ne s’est pas bornée à tuer ou blesser des milliers de citoyens et à détruire toute une partie de la capitale libanaise. Par l’énormité même de son bilan, mais aussi par le dense écheveau de criminelles intrigues, de complicités monnayées ou d’impardonnables négligences qu’il laissait deviner, ce terrible événement s’est aussitôt imposé, en effet, aux yeux de tous comme un test non moins capital pour un pays déjà bien malade.


La vérité sur l’affaire du port, c’était une chance inouïe pour notre pays de trouver paradoxalement rédemption dans le malheur : de voir étaler, dans toute leur incroyable ampleur, les innombrables aberrations qui ont miné notre pays ; de voir les divers responsables de ce massacre identifiés et châtiés ; de s’assurer, du moins, que plus jamais ne se reproduirait une hécatombe de ce genre. Pour toutes ces raisons cependant, la progression de l’enquête devenait, pour les suspects et leurs comparses aussi, affaire de vie ou de mort. Bien davantage, le scandale du port finissait insensiblement par figurer en filigrane, en toile de fond, à chaque tournant décisif de notre tortueuse démocratie. Pointé du doigt dans cette affaire, le Hezbollah lui-même nous en fait d’ailleurs la démonstration quand il bloque l’élection présidentielle : quand la seule et unique qualification qu’il exige du futur chef de l’État est la certitude qu’il ne poignardera pas la milice dans le dos…


Le Liban, c’est bien vrai, n’avait pas attendu l’hécatombe du port pour entamer sa descente aux enfers et voir se lézarder, l’une après l’autre, ses institutions les plus essentielles. Le souffle monstrueux vomi en ce fatidique 4 août est néanmoins venu accélérer le méthodique processus d’érosion, de désertification, désormais parvenu à son point d’aboutissement : la désintégration de la justice. Cette pauvre justice, on l’a, dans un premier temps, contournée, malmenée, défiée, bafouée et carrément menacée. Mais qui aurait pu imaginer qu’elle en viendrait à se saborder elle-même, que le coup de grâce serait dévolu non plus désormais aux saboteurs et naufrageurs habituels, mais à un quarteron de magistrats, et non des moindres ?


En se chargeant de mater une fois pour toutes l’inflexible juge d’instruction Tarek Bitar, le procureur près la Cour de cassation n’a pas seulement outrepassé ses pouvoirs, puisqu’il était lui-même écarté du dossier en raison de ses liens de parenté avec l’un des prévenus. Son coup de force (ce serait trop le flatter que de parler de coup d’État) n’a pas seulement créé un indescriptible chaos au sein de la justice. En provoquant une panne durable de la machine judiciaire dont il est lui-même un des principaux rouages, c’est le message suivant que lance en somme le juge Ghassan Oueidate aux Libanais, et plus particulièrement aux familles des victimes : l’affaire est désormais en de bonnes mains, circulez, y a rien à voir. Erreur, Votre Honneur, il y a tant à voir, en flash-back comme en live ; et ce qu’on voit n’est ni très beau ni surtout à votre avantage.


Ce qu’on (re)voit tout d’abord, c’est que, même alerté à plus d’une reprise sur l’extrême dangerosité des milliers de tonnes de nitrate d’ammonium débarquées au port, vous avez omis d’en exiger le renvoi immédiat ; vous vous êtes contenté d’en sécuriser (et fort mal !) l’entreposage. C’est précisément pour cette funeste omission que vous êtes poursuivi par l’enquêteur en titre. Ce que l’on voit encore avec effarement, et toujours grâce à vous, c’est à quel point des juges peuvent être vulnérables aux pressions ou séductions dans un pays affligé de deux armées, l’une régulière et l’autre illégale. Un pays où s’affrontent deux visions du vivre-ensemble et de l’avenir, deux modèles de société, deux philosophies politiques en tout point contradictoires et inconciliables. Un pays en proie, depuis des années, à une impudente entreprise de nettoyage par le vide : ce vide dont la nature a horreur, comme tout le monde sait, et qui menace, chaque jour un peu plus, d’être comblé par la force brute.


Les gesticulations au Palais de justice ont beau remplir à ras bord la triste actualité, c’est du même néant qu’en fin de compte elles procèdent.

Issa GORAIEB
igor@lorientlejour.com

Force est de le constater aujourd’hui : la double explosion de 2020 dans le port de Beyrouth ne s’est pas bornée à tuer ou blesser des milliers de citoyens et à détruire toute une partie de la capitale libanaise. Par l’énormité même de son bilan, mais aussi par le dense écheveau de criminelles intrigues, de complicités monnayées ou d’impardonnables négligences qu’il...