« Nous avons eu un regain d’espoir mais il faut rester prudents », rapportait Mireille Khoury, la mère du jeune Élias, victime de la double explosion au port de Beyrouth, contactée par L’Orient-Le Jour juste après la reprise de l’enquête sur la tragédie du 4 août 2020. L'enquête était bloquée depuis plus d’un an en raison d’ingérences politiques. Le regain d’espoir aura toutefois été de courte durée.
Mardi, le juge Tarek Bitar a engagé de nouvelles poursuites contre des responsables politiques, sécuritaires, administratifs et judiciaires. Parmi ces derniers, le procureur général près la Cour de cassation, Ghassan Oueidate. La contre-attaque ne s’est pas fait attendre. Aujourd’hui mercredi, le procureur général Ghassan Oueidate a ouvert le feu en ordonnant la libération des 17 personnes détenues sans jugement depuis l'explosion au port de Beyrouth, le 4 août 2020. Il a également engagé des poursuites à l’encontre du juge Tarek Bitar. Ce dernier, pour sa part, refuse de se dessaisir de l’enquête.
« Nous sommes choqués par la décision de Oueidate… Dans quel État vivons-nous ? » martèle Mireille Khoury, la mère du jeune Élias, recontactée suite à la décision du procureur général. Ghassan Oueidate s’était précédemment désisté de l’affaire de la double explosion en raison d’un lien de parenté avec Ghazi Zeaïter, proche du mouvement Amal, également poursuivi dans le cadre de l’enquête. « Depuis le début, Ghassan Oueidate n’a jamais respecté la loi. Il n’a pas le droit de faire ça, il s’est mis à l’écart du dossier », lance Tracy Naggear, la mère de la petite Alexandra, l’une des plus jeunes victimes. Aucune surprise pour elle. « Nous nous attendions à ce que l’État bloque de nouveau l’enquête. Mais ils se moquent de nous. Pour Oueidate, l’affaire du port n’est même pas un problème, il prend ça à la légère. Je n’ai pas de mots, ça fait mal », poursuit-elle.
« Il est la solution »
Depuis plus d’un an, les familles des victimes appellent à la reprise de l’investigation et au retour du juge Tarek Bitar, chargé de l’enquête du port. Une enquête entravée plus particulièrement par le mouvement Amal et le Hezbollah. Parmi les personnes poursuivies par le juge Bitar figurent les députés d’Amal Ghazi Zeaiter et Ali Hassan Khalil, ce dernier étant le bras droit de Nabih Berry. Ils ont même été réélus lors des élections législatives et figurent, ironie du sort, parmi les membres de la commission de l’Administration et de la Justice.
Face à toutes ces entraves, le juge Bitar s’est hissé en combattant solo. « Il est devenu le symbole de la justice », appuie Mireille Khoury. Pour Tracy Naggear, il est la « seule solution ». « Malgré tous les arrêts, le juge Bitar n’arrête pas de persévérer. Paul (son époux, NDLR) et moi ne croyons pas que justice peut être rendue au Liban, mais avec lui nous pouvons y croire un peu », explique-t-elle.
Lors du deuxième anniversaire de la double explosion, les familles des victimes ont appelé à l’ouverture d’une enquête internationale. « Tant que la justice n’est pas indépendante, on peut s’attendre à tout pour que l’État bloque l’enquête. Et ce par tous les moyens, comme un autre Tayouné », poursuit-elle faisant référence aux affrontements qui ont eu lieu le 14 octobre 2021 opposant des éléments du tandem chiite aux habitants de Aïn el-Remmané en marge de la manifestation organisée par le tandem pour retirer l’affaire du port du juge Bitar. « Dans cet État de miliciens, la justice n’est jamais une priorité. Mais nous ferons tout pour savoir qui a tué nos enfants », lance de son côté Emm Ahmad Kaadan, qui a perdu son fils.
Il faut que « la population agisse »
Malgré tous les obstacles, la bataille pour la justice demeure. « Nous allons continuer à travailler, la volonté est là. Nous savons que certaines personnes convoquées ne se présenteront pas devant le juge, mais ce qui compte pour nous, c’est que l’enquête continue et suive son cours malgré tout », affirme William Noun, frère du sapeur-pompier Joe qui a péri le 4 août. Ce dernier a été convoqué le lundi 16 janvier avec 12 autres proches des victimes pour vandalisme lors d’une manifestation houleuse, devant le Palais de justice de Beyrouth, le 10 décembre dernier. Le vendredi 13, il avait été arrêté par la Sécurité de l'Etat et relâché le lendemain. Des dizaines de personnes s’étaient jointes aux mobilisations organisées par les familles des victimes.
En réponse aux décisions du procureur Oueidate, le comité des familles des victimes a prévu une manifestation, jeudi, devant le Palais de justice de Beyrouth.
Cette fois-ci, Mireille Khoury veut « que les Libanais agissent. Nous devrions tous être touchés par ce qu’il se passe ». Même son de cloche du côté de Tracy Naggear. « La population doit soutenir le juge contre cette mafia. Il est temps qu’elle se montre davantage à nos côtés », dit-elle. Pour contester la décision de Ghassan Oueidate, William Noun a affirmé qu’ils descendront dans la rue. « Nous sommes prêts à agir et à réagir », rapporte Tracy Naggear.
commentaires (22)
Dans une république non-bananière, un tel procureur général sera derrière les barreaux et sous verrous. Vie kafkaïenne!
Georges S.
15 h 12, le 28 janvier 2023