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Culture - Spectacle

Une sexualité libérée, un cimetière à Oslo et autres hérésies de Majdalanie et Mroué

Entre le 19 et le 28 janvier, le théâtre suisse de Vidy-Lausanne accueille le nouveau spectacle de Lina Majdalanie et Rabih Mroué, « Hartaqat » (Hérésies), qui interroge avec acuité et subversion les notions de normes et de contraintes dans le cheminement de l’individu.

Une sexualité libérée, un cimetière à Oslo et autres hérésies de Majdalanie et Mroué

Lina Majdalanie, Rabih Mroué, Raëd Yassine et Souhaib Ayoub. Photo Nora Rupp

Le public coutumier des pièces de Lina Majdalanie et Rabih Mroué connaît leur propension à mettre en scène selon des formats variés (installation, performances, conférences non académiques, vidéos) des enquêtes sociopolitiques à forte charge critique. Hartaqat, présenté actuellement au théâtre suisse de Vidy-Lausanne, est construit sous forme de triptyque, mettant en scène les textes de trois auteurs, dont le premier est l’essayiste Bilal Khbeiz, Mémoires non fonctionnelles. « Bilal est une figure assez connue au Liban, il a accompagné plusieurs générations dans des cercles de réflexion dont nous faisions partie dans les années. Suite à des problèmes politiques liés à ses écrits, il a été contraint de quitter le Liban et il s’est exilé aux États-Unis », déplore Rabih Mroué. « Bilal s’est beaucoup interrogé sur la façon la plus adéquate d’être de gauche au Liban, tout en encourageant une approche critique de son passé. Nous avons reçu ce texte il y a plus d’un an, et il y a un effet d’écho entre les mots des trois auteurs que nous faisons résonner sur scène, autour de l’idée que la renaissance d’un homme, comme sa naissance, est toujours imparfaite. On est toujours chargés de nos passés, et aucune histoire ne peut être racontée chronologiquement : les couches s’entremêlent, ressurgissent, disparaissent, tout en continuant à faire leur travail », poursuit Lina Majadalanie, qui rappelle le jeu de mots éclairant à cet égard dans le titre de leur pièce Biokhraphia (2002). « On a croisé la notion de biographie avec khourafa (une légende), avec kherfene (sénilité), et khara-fiya (merde). Le fil conducteur est de garder une certaine distance avec soi-même, de ne pas se prendre au sérieux, ou de le faire différemment que d’habitude. »

Entretien

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Le dramaturge rebondit sur les propos de sa partenaire en constatant la difficulté pour les pays du tiers monde notamment à envisager leur propre héritage. « Notre histoire ne peut pas être considérée comme un modèle, une référence, ni pour nous ni pour personne, même si on en apprend toujours plus. On ne peut pas prétendre avoir un regard lucide et complet sur notre passé. »

Si le texte de Bilal Khbeiz interroge la notion de construction de soi dans le temps par la dissolution, il évoque l’exil, comme l’universitaire Rana Issa, avec son texte Incontinences, ou le romancier Souhaib Ayoub, avec L’Imperceptible suintement de la vie. « Le plus important n’est pas de changer de lieu, mais de porter un regard critique sur le pays d’origine. Rana dénonce la société patriarcale et conservatrice, et ses effets sur la femme et l’ensemble des citoyens. Souhaib, lui, nous montre la dimension contradictoire de Tripoli, où les modes de vie sont multiples. On ne peut réduire la ville au salafisme, et ses habitants l’ont prouvé pendant la révolution, ce qui montre bien que rien ne disparaît complètement. Rana et Souhaib sont des produits complètement différents de ce que leur société voulait produire, ce qui les amène à réfléchir sur ses fondements politiques, linguistiques, historiques… », explique celle qui a réalisé I Had a Dream, Mom (vidéo, 2006).

« Très peu osent s’attaquer à la famille… »

« C’est seulement dans cette nuit queer que sortent enfin de l’ombre les trans, ils et elles deviennent le visage de la place al-Tall (…). Les trans entament alors leur longue nuit de plaisirs tronqués et rémunérés. » Souhaib Ayoub ancre la découverte de son intimité dans l’espace tripolitain qui le hante même après l’exil, malgré les souffrances qui ont marqué la découverte de son identité. « Ce qui me plaît dans les textes de Souhaib et Rana, c’est qu’ils s’attaquent aux bases de la famille, notamment dans les sociétés arabes. Selon Aristote, la famille est la base de la tragédie, et ce n’est pas purement psychologique. La famille est la base du système politique, économique, social… De nombreuses personnes critiquent les institutions religieuses au Liban, mais très peu osent s’attaquer à la famille », constate la dramaturge, dont le spectacle mis en scène avec Rabih Mroué est déjà programmé dans plusieurs villes en France, en Italie et en Allemagne.

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Mroué, qui est actuellement en résidence au Centre de recherche international de la Freie Universität de Berlin, précise que Hartaqat est d’une nature différente de leurs œuvres précédentes. « On a l’habitude d’écrire nos pièces Lina et moi. C’est la première fois qu’on choisit des textes d’amis. Après avoir reçu le texte de Bilal, on a demandé à Rana et Souhaib d’écrire pour nous, pour faire entendre trois voix différentes. Souvent, nous jouons nos textes, cette fois, c’est le comédien et musicien Raëd Yassine qui interprète les mots de Rana, Souhaib joue son propre texte, et Lina celui de Bilal. »

« Au service de la parole, au sens politique »

« J’avais à peine vingt ans quand un jour, alors que j’étais coincée dans ma voiture dans un embouteillage, je me suis retrouvée à pisser sur moi-même. » La première phrase d’Incontinences de Rana Issa place d’emblée le corps au cœur de son dispositif textuel. « Dans nos pièces, le corps est très présent dans le discours, reprend Majdalanie. Même si on a abandonné depuis longtemps le jeu corporel et physique sur scène, le corps est essentiel. Notre travail est minimaliste du point de vue du jeu de l’acteur et de la mise en scène, pour donner une place prépondérante à la parole politique.

Le texte de Rana est interprété par Raëd Yassine, qui incarne les mots d’une femme dont le corps est meurtri. Il joue de la contrebasse sur scène, il s’agit de musique expérimentale dont la production de sons est inédite et peut se faire à l’aide d’objets. Cette friction des genres, de la contrebasse en tant qu’objet sur scène, de cette musique atypique nous intéresse : plus le corps s’absente, en tant que canal de jeu, plus il devient présent par d’autres biais, notamment par la parole », explique l’artiste qui apprécie les réseaux sémantiques de l’étymologie arabe, autour des termes oumm (mère), oummiya (analphabète), oumma (nation), ama (esclave). « Rana propose une déconstruction de la société et de la langue arabe, elle fait apparaître le dessous de la langue, la façon dont ce jeu d’échos peut inconsciemment nous influencer. Raëd joue en arabe et il y a un surtitrage en français, pour mettre en valeur les correspondances phonétiques. Les mots arabes apparaissent également afin de montrer les correspondances calligraphiques », précise la metteuse en scène.

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Le dernier passage du texte de Rana Issa a lieu dans un cimetière à Oslo. « Mon plus grand plaisir, c’est d’enlever ma petite culotte, m’accroupir entre les tombes et laisser les esprits m’envelopper et me chatouiller. » Rabih Mroué insiste sur l’authenticité de l’autrice. « Rana ne cherche pas à provoquer, elle est honnête et exprime sa peur de la mort, son angoisse d’être enterrée en Norvège et d’être piégée par son incontinence. Son texte est violent et plein d’amour, il nous libère des faux-semblants, des politesses, des convenances. »

L’artiste à l’origine de Lina Majdalanie Body-P-Arts Project (2007) conclut la rencontre en rappelant la visée de Hartaqat. « Ce que l’on souhaite, c’est de rendre ces textes intelligibles.

On est au service de cette parole au sens politique du terme. » Les deux dramaturges aimeraient montrer leur dernière pièce au Liban, notamment à Beyrouth et à Tripoli, où ils n’ont pas joué depuis 2019. Ils espèrent retrouver le festival Home Works d’Ashkal Alwan avec Christine Tohmé, mais aussi les planches du théâtre al-Madina ou du Tournesol.

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