Il est bientôt 20 heures en ce vendredi soir. Le jour se lève sur le MusicHall… Le sapin de Noël en forme de verres à champagne trône encore à l’entrée ; les bougies rouges continuent, inlassablement, d’éclairer ses fabuleuses nuits blanches de Beyrouth depuis 20 ans, déposant des couches de cire comme les témoins discrets de nuits festives. En silence, mais avec l’efficacité d’une armée bien entraînée, les « soldats » préparent la salle. Chacun vaque à sa tâche, avec un automatisme professionnel. À peine les chaises, les nappes, les couverts, les verres et les objets sont-ils installés à leur juste place que le maître des lieux fait son entrée, discrètement.
Aussi discrètement qu’il le peut, car sa présence au centre de la scène impose immédiatement à chacun un geste sûr, le plus juste possible. Ici, il n’y a pas de place à l’erreur. Perfectionniste, Michel Eléftériadès jette un bref regard circulaire, trouve très vite l’erreur, la signale, et nous invite dans ses bureaux, au-dessus. « Si je suis un patron difficile ? Non, pas avec les collaborateurs intelligents. Avec les autres, je préfère avoir un intermédiaire, un RH avec qui je parle et qui, lui, s’adresse à eux », répond-il sans sourciller.
Philosophie et autres croyances
Pour accéder aux bureaux du musicien, producteur et artiste, un rappel de ses valeurs qu’il affiche en grand, à côté de citations de Goethe, Hugo et autres philosophes : « Utopia now » ou encore « Soyez réalistes, demandez l’impossible ». Dans ce lieu surchargé de toiles, d’objets, qui prend des airs d’étrange galerie d’art, des photos de lui, des tableaux, des casques corinthiens, des pièces accumulées au cours des années ; et puis ses œuvres, des sculptures en bronze qui dévoilent un talent certain, affiné depuis ses années à l’Alba et aux Beaux-Arts de Nantes. Michel Eléftériadès s’est posé dans ce grand fauteuil en cuir, apparemment calmé. Plus dans l’être, moins dans le paraître, assagi ? Peut-être. Même si ses discours, moins virulents, moins agressifs, étonnent encore.
« Je refuse toute interview télévisée, et toutes les interviews en général. Vous, L’Orient-Le Jour, c’est différent… » « Je n’ai plus envie d’être dans la provocation », confie celui que de nombreux collaborateurs et employés surnomment encore « Altesse » depuis la création du Nowheristan en 2005. « Certains le disent en étant convaincus, d’autres n’ont pas le choix… C’est recommandé de m’appeler ainsi », répond-il devant notre surprise, maniant cet humour au second degré qui le caractérise. Un « Altesse » de rigueur, il y tient, même dans une interview à CNN, au sujet du mythique MusicHall dont la renommée a dépassé les frontières, ou mieux encore, à la très british BBC. « Là, j’étais sérieux, précise-t-il. Je leur ai dit : vous avez votre reine et je suis un peu comme elle, sauf que moi, je n’ai pas de descendants, je suis un peu comme Napoléon. Michel Ier et dernier du Nowheristan… » Rangé, l’accoutrement qui le sacrait roi aux yeux d’un public fasciné ou excédé, oubliées, les voitures « sur mesure »... « Maintenant, ça m’amuse de me fondre. Je roule dans une Dodge affreuse, comme celles des FSI. » L’homme a choisi une certaine forme de discrétion, depuis quelques années, même si elle aussi attire l’attention, et une vie en partie à l’étranger. « Ces dernières années, et après la double explosion au port où mes bureaux, mes appartements et mes deux MusicHall, celui-ci et celui du Waterfront, ont été dévastés et sans avoir reçu aucune aide pour reconstruire, j’ai été dégoûté. Je suis parti. »
Pas une ride
Michel Eléftériadès, on peut l’aimer ou pas, il n’en a cure. Brillant visionnaire qui a sculpté la nightlife au Liban depuis 20 ans, qui n’a même pas eu besoin de modifier les grandes lignes de son programme musical tant ça marche encore, est toujours droit dans ses bottes d’ancien combattant et d’empereur du Nowheristan. Ce « pays de nulle part », animé par « une seule identité, sans races, ethnies, partis politiques, géographie ou frontière »… « Empereur, reprend-il en maniant sa canne, c’était beaucoup plus un gag, un second degré que j’aimais bien. Un côté que j’ai créé en opposition à nos politiciens. Eux ont un emballage sérieux et un contenu vide. Moi, je me suis amusé à soigner le contenu dans un emballage drôle. Souvent, les gens n’ont pas compris, ils avaient une lecture au premier degré. »
Le sujet qui le passionne le plus, outre l’art et l’architecture, ses deux autres talents, c’est ce lieu hors du temps, qui n’a pas de nationalité, mais plusieurs, et une identité indémodable, parce que jamais liée à une quelconque mode. Depuis la décoration jusqu’à l’ambiance, à la musique, aux artistes internationaux, toujours surprenants, jusqu’au sens de la fête, c’est lui. « Je suis très sérieux dans mon travail », précise-t-il. Dans ce lieu culte, l’art baroque a trouvé sa belle expression et à la fois une intemporalité et une modernité qu’il a conservées. Avec une scène ornée de fleurs dorées, du velours rouge, du kitsch – il fallait oser, sans tomber dans le mauvais goût –, le MusicHall s’adapte aux programmes des week-ends comme aux concerts plus intimistes. Avec ses 800 places assises, il a conservé à la fois sa jeunesse et sa maturité. Et le luxe de n’avoir à aucun moment eu besoin de se prouver. « Je n’ai jamais accepté de programmer un artiste, même s’il était très célèbre, si je ne le trouvais pas à sa place dans cette ambiance feutrée et particulière. »
À l’affiche depuis son ouverture un soir de Nouvel An il y a vingt ans, des duos improbables et inédits que seul un esprit qui a le sens et l’essence de la nuit dans l’âme aurait osé imposer. « J’ai réuni sur une même scène des artistes qui ne se seraient jamais rencontrés ailleurs. » Le tout dans un mélange parfaitement réussi de genres, de cultures et de générations, et un mot d’ordre : « donner du bonheur ». « J’aime quand les gens disent : on a voyagé. Géographiquement, dans l’espace, mais aussi dans le temps. » La clientèle, qui a un peu vieilli, reste, et maintenant plus que jamais, à la recherche de « divertissement culturel »…
S’adapter
Avec le MusicHall, et tous les lieux qu’il avait ouverts, Michel Eléftériadès a toujours privilégié l’importance de la nightlife et du tourisme au Liban. Mais la thaoura et les crises qui ont vite suivi vont l’obliger à arrêter, provisoirement. « Je ne pouvais plus payer mes artistes, je les ai remerciés et nous avons fermé en leur assurant que quand la situation redeviendrait un peu plus normale on reprendrait à nouveau. » Parole tenue, l’été dernier, le somptueux rideau rouge s’est déployé sur la scène du Starco qui n’attendait que de s’animer.
Le MusicHall du Waterfront, « à ciel ouvert », inauguré en 2013 et dédié aux nuits estivales, conçu en forme de stade, « une sorte de forteresse moderne » dont il est fier, reste fermé en attendant de s’installer ailleurs dans la capitale.
Tourné vers l’étranger, l’homme qui se dit « une énigme, même pour moi-même », poursuit ses projets commerciaux démarrés il y a quelques années, qui sont aussi des coups de cœur : un MusicHall en Arabie saoudite, ouvert en 2017, « nous étions les premiers » ; Dubaï en 2012 ; Doha fin 2022. Et enfin un MusicHall en préparation au Caire. « La décoration est identique, la formule aussi. » Et pour assouvir sa seconde passion, liée au beau et à l’art, l’homme de la nuit prépare l’ouverture de trois galeries d’art à Paris, Rome et Barcelone, dans des lieux comme il les aime, majestueux et avec une histoire, pour y exposer sa – grande – collection privée. Pour celui qui aime tant insuffler la vie dans ses nuits, ici et ailleurs, « la mort est la seule chose qui m’angoisse, avoue-t-il, en général, en théorie et pour son mystère. J’essaie de la combattre en donnant de la vie, en faisant la fête »...
Les artistes du MusicHall :
Wadih el-Safi
Nahawand
José Galvez
Tony Hanna
Tino Favazza
Sami Clark
Rocky
Joseph Azar
José Fernandez
The Chehade Brothers
Bilal, the Arab Gipsy Prince
Ledina Çelo
Fadia Najem
Hanine Y Son Cubano
Les concerts au MusicHall :
Matthieu Chedid
Jane Birkin
Harlem Gospel Choir
Rachid Taha
Julien Doré
Ibrahim Maalouf
Souad Massi
The Wailers
Nigel Kennedy
Aloe Blacc
Camille
Billy Ocean
Les Têtes raides
Arthur H
Yasmine Hamdan
Erik Truffaz
Bernard Lavilliers
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Respect
Abdallah Barakat
13 h 28, le 23 janvier 2023