Si la criminalité est généralement considérée comme une activité se développant en marge de la société, le Liban et la Sicile constituent, parmi d’autres, deux contre-exemples riches d’enseignements. Les activités criminelles y ont en effet prospéré en s’intégrant durablement dans celles de l’État.
Les parallèles entre le Liban et la Sicile sont nombreux et peuvent expliquer pourquoi le système judiciaire a lutté pour imposer la loi à des sociétés qui, à bien des égards, ont été construites sur des fondations qui s’opposent à l’État. Ces deux territoires ont été conquis au cours des siècles par de multiples puissances, de sorte qu’ils ont absorbé des héritages politiques contradictoires, voire conflictuels. En Sicile et au Liban, les liens sociaux traditionnels ont eu tendance à remplacer la médiation des institutions de l’État moderne, tandis que la religion a été à la fois un instrument de résistance au libéralisme et un moteur occasionnel de réforme.
« Pouvoir schizophrène »
« Dans notre enfance, nous avons éprouvé, plutôt que bien connu, un pouvoir que nous pouvons aujourd’hui définir comme totalement criminel, un pouvoir dont on peut dire aussi, paradoxalement, qu’il est sain, en bonne santé : toujours, on le comprend, dans le sens du crime et par rapport au pouvoir schizophrène d’aujourd’hui (...) Inutile de dire que je préfère la schizophrénie à la bonne santé… » dit l’un des personnage du Chevalier et la mort (Fayard, 1989) du grand écrivain sicilien Leonardo Sciascia.
Ce personnage faisait bien sûr référence à la mafia en tant que pouvoir totalement criminel, mais c’est sa référence au « pouvoir schizophrène d’aujourd’hui » qui s’avère la plus révélatrice. La mafia et la classe politique qui domine le Liban depuis la fin de la guerre civile ont connu une trajectoire similaire : toutes deux ont exploité les grandes périodes de transition de l’histoire de leur pays pour, de manière schizophrénique, ancrer leurs réseaux criminels dans les mécanismes de la gouvernance légitime.
Pour « Cosa nostra », la mafia sicilienne, le moment-clé est survenu lorsque les partisans de l’unification italienne ont expulsé les Bourbons du royaume des Deux-Siciles, en 1860. La mafia a alors conclu des accords implicites avec les autorités politiques et policières en maintenant l’ordre et, plus tard, en aidant à obtenir des voix à la classe politique. En fait, elle a participé activement à l’établissement de l’autorité du nouvel État italien en Sicile, la politique du gouvernement « oscillant de manière imprévisible entre la répression de la mafia et son entretien », comme le souligne l’historien britannique John Dickie dans Blood Brotherhoods: The Rise of the Italian Mafias (Public Affairs, 2014).
Au Liban, la sortie de la guerre en 1990 n’a fait que perpétuer ce qui avait existé pendant le conflit. Mais contrairement au cas italien, le principal sponsor de l’ordre d’après-guerre n’était pas l’État mais le régime de Damas. Cela a permis à la plupart des chefs des milices politico-confessionnelles de façonner la nouvelle république autour de leurs intérêts politiques et financiers et de leurs réseaux clientélistes, ce que les Syriens étaient plus qu’heureux d’approuver, car ils tiraient eux aussi une énorme rente de la corruption de la période de reconstruction du Liban. Ainsi, au lieu de reposer sur une entente entre l’État et un élément criminel, le Liban d’après-guerre est entièrement dominé par une direction politique communautaire qui s’était maintenue financièrement pendant les années de guerre grâce à un comportement économique criminel.
Pacte criminel
En Sicile, un coup majeur contre la mafia a été porté entre 1986 et 1992, lorsque le système judiciaire, dirigé par des magistrats siciliens, a organisé un maxiprocès à Palerme de quelque 475 membres de la mafia. Le succès du procès est dû en grande partie au témoignage de repentis, dont Tommaso Buscetta, qui a décrit la mafia comme une entité unifiée avec une hiérarchie et une structure de direction spécifiques. C’était révolutionnaire à une époque où de nombreuses personnes, pour des raisons honnêtes ou malhonnêtes, mettaient encore en doute la notion d’une organisation criminelle unique et globale. Buscetta confirme ce que les magistrats antimafia Cesare Terranova et Rocco Chinnici avaient cru, ce qui sera utilisé par leurs successeurs Giovanni Falcone et Paolo Borsellino, entre autres, pour mener à bien le maxiprocès. Les dangers encourus par les quatre hommes étaient grands : ils ont tous été assassinés par la mafia.
Le maxiprocès n’a pas mis fin à l’influence de la mafia, mais le déferlement de colère publique qui a suivi l’assassinat de Falcone et de Borsellino a contraint le gouvernement italien à envoyer l’armée en Sicile et à faire pression pour trouver et arrêter le chef principal de la mafia, Salvatore « Toto » Riina, puis son successeur Bernardo Provenzano. Cela a considérablement endommagé l’organisation criminelle sicilienne. La classe politique italienne allait bientôt suivre le même chemin : son représentant le plus éminent Giulio Andreotti sera rattrapé par des accusations de collusion avec la mafia et les principaux partis s’effondreront après le scandale dit de « Tangentopoli », au début des années 1990, qui a mis au jour les méthodes de financement illicites des principaux partis politiques italiens.
Le Liban a été confronté à une situation potentiellement similaire en août 2020, lorsque la moitié de la capitale a été détruite par l’explosion du port de Beyrouth qui a tué plus de 200 personnes. De nombreux partis du pays ont été impliqués dans la succession de décisions ou d’inactions ayant permis à cette tragédie de se produire. Toutefois, les dirigeants politiques ont neutralisé l’indignation populaire en manipulant les sensibilités communautaires, de sorte que le juge d’instruction Tarek Bitar est devenu la cible des forces politiques dont il a ensuite cherché à interroger les responsables. La Sicile était en avance sur le Liban car elle disposait d’un système judiciaire prêt à aller jusqu’au bout, malgré les risques énormes, mais aussi de politiciens ayant des restes de décence...
Ce que la Sicile a montré, et que le Liban allait reproduire et perfectionner, c’est qu’au cœur des systèmes criminels réussis se trouve un pacte entre ceux qui gouvernent et ceux qui commettent des crimes, de sorte que les criminels assument certaines responsabilités de l’État et que l’État compte sur l’aide des criminels pour ce qui est hors du champ de la légalité. En Sicile, la mafia se coordonnait avec les représentants du pouvoir à Rome, obtenant des votes en échange de faveurs politiques. Les cousins Salvo et Salvatore Lima ont été les grands bénéficiaires de ce système pervers.
Au Liban, cependant, nous nous approchons d’une république criminelle plus perfectionnée : ici, ceux qui commettent les crimes sont ceux qui occupent des postes d’autorité. Ils ont infiltré tous les organes de l’État, les institutions de sécurité et de défense nationale, le système judiciaire, les établissements d’enseignement et même les fédérations sportives. Leurs crimes sont si parfaits, en fait, que beaucoup de leurs actions ne sont pas considérées comme criminelles par la plupart des membres de la société. Les Libanais évoqueront sans ambages les réseaux clientélistes des politiciens, mais dans n’importe quel système politique fondé sur la légalité, piller l’État pour accroître son propre capital politique serait considéré comme illégal.
Les Siciliens ont beau avoir une relation difficile avec l’État italien, en fin de compte, lorsque ce dernier s’est décidé à agir contre la mafia, il a pu accomplir quelque chose. Cette capacité avait déjà été prouvée auparavant sous Benito Mussolini, lorsqu’il nomma comme préfet de Palerme Cesare Mori, qui affaiblit considérablement la mafia par ses méthodes très dures. Un tel résultat semble impossible au Liban, où l’État est devenu une vaste canopée protégeant les puissants. Pendant un bref instant, notre propre « Cosa nostra » a tremblé en octobre 2019, avant que les politiciens ne retrouvent leur équilibre et qu’une grande partie des révolutionnaires de la classe moyenne hurlant au changement ne quitte le pays.
La plupart des Siciliens n’ont pas entendu parler du Liban, et la plupart des Libanais connaissent peu la Sicile. Mais d’une manière étrange, une main invisible s’étend à travers la Méditerranée pour lier ces deux terres hors du commun : si vous êtes assez vigilant, vous pourrez peut-être même la sentir vider vos poches…
Ce texte est aussi disponible en anglais sur « Diwan », le blog du Malcolm H. Kerr Carnegie MEC.
Par Michael YOUNG
Rédacteur en chef de « Diwan ». Dernier ouvrage : « The Ghosts of Martyrs Square: an Eyewitness Account of Lebanon’s Life Struggle » (Simon & Schuster, 2010, non traduit).
commentaires (11)
M. Young; Votre article a le mérite de rappeler l’histoire récente de l’Italie et des interactions entre sa classe politique et la mafia. Toutefois, vous ne mentionné rien au sujet des interactions avec l’Eglise qui n’as pas su dénoncer la mafia (il est établi que les mafiosi étaient des donateurs généreux – ils avaient beaucoup à se faire pardonner). Le parallèle avec le Liban est un peu tiré par les cheveux : la cosa nostra avait une strucutre pyramidale indépendante de l’Etat italien alors que les mafieux libanais ont infiltré l’Etat et les différents pouvoirs dans la société…
citoyen lambda
19 h 09, le 16 janvier 2023