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Folklore et autres fatalités


Notre planète a donc fait un tour complet autour du Soleil, et c’est reparti pour un tour, comme on dit. L’état du monde n’est pas beau. L’a-t-il jamais été ? Le Liban n’est pas épargné, l’a-t-il jamais été? Mais ce n’est pas une raison pour emprunter la pente douce du moindre effort, du boukra qui ne vient jamais et de la fatalité à laquelle on a tendance à se rendre, dans l’espoir qu’elle change d’humeur.


Hier matin, place Sassine, une scène tragi-comique. Une bande d’hommes d’âge mur arrêtent la circulation. L’un d’eux remet un sac de courses à un autre qui en extrait ce qui ressemble à un régime de bâtons de dynamite. Ce dernier va placer le bloc explosif, heureusement de simples mais gros feux d’artifice, entre deux pierres sous le sapin monumental. Il change d’avis, cherche un point plus stratégique. Peut-être a-t-il aussi réalisé à point nommé que le sapin pouvait flamber. Il retransporte le bloc au milieu du croisement, tandis que ses compères, en colère, empêchent toujours les automobilistes de passer, bien que le feu soit au vert. Un agent de la circulation arrive, guêtres et casque blanc, tente un argument mais se fait tancer à son tour et laisse tomber… Pour ce que ça lui rapporte, il ne va pas risquer sa vie pour ces énergumènes. De longues minutes passent. Concert de klaxons. Un groupe d’hommes et de femmes en noir, agglutinés devant une échoppe, avance en procession désordonnée. Sirène d’ambulance. On voit de loin un autre groupe confluer de la direction inverse, portant un cercueil blanc. Un membre de la bande donne le signal. Le bloc explosif a encore été déplacé par deux autres, surexcités à l’idée de se donner en spectacle. Ils allument la mèche. Un bruit formidable secoue la place. Un paysan d’un grand âge, portant un panier de provisions qu’il essaye sans doute de vendre dans le semblant de marché de Noël, s’accroupit entre les voitures en se bouchant les oreilles. Deux femmes âgées courent de leurs jambes incertaines en se tenant la main, manquent de trébucher. Le fracas dure une petite minute, mais qui semble une éternité. Dans la fumée et les étincelles, les hommes s’avancent vers le cercueil blanc, trouvent qu’il ne bouge pas assez et, tandis que les femmes sanglotent, vont donner un coup de main aux porteurs et font dangereusement tanguer la boîte, secouant violemment le défunt – ou moins probablement la défunte – qui, à ce stade, ne peut pas protester. Les joyeux organisateurs, toujours surexcités par la poudre et le bruit, continuent à hurler après les automobilistes tétanisés, qui tentent quand même de se frayer un chemin, tant pour fuir cette agression injustifiée que pour vaquer à leurs affaires.


Heureux temps où, au passage d’un corbillard, on se contentait d’ôter son chapeau et balbutier une prière.


Un deuil est un deuil, toujours plus cruel quand le défunt est jeune, ce que semble indiquer le cercueil blanc. Mais cela justifie-t-il une telle invasion de l’espace public ? Une telle agression des passants et des personnes âgées, de plus en plus nombreuses dans ce pays qui se vide de ses forces vives ? À moins que l’espace public ne soit devenu privé, et c’est là le plus inquiétant…


Qui sont ces hommes dont l’autorité semble prévaloir sur celle de l’agent et des forces de l’ordre ? De quel droit terrorisent-ils la population au prétexte de leurs liens avec la famille endeuillée ? Et d’ailleurs, la Vierge de plâtre dans le fond du décor, en équilibre sur le pont du même carrefour, relève du même abus. Qui a décidé qu’elle serait placée à cet endroit ? Avec quelles autorisations ?


Ces innombrables multiples d’œuvres originales autrement nobles, peintes et sculptées dans le recueillement, nées du souffle du génie ou de l’esprit, peu importe, gardées dans des églises et des palais-musées, finissent chez nous galvaudées, littéralement trivialisées, transformées en bornes, exposées aux charretiers, aux fumées d’échappement et aux poussées de paranoïa xénophobe des « gardiens » du quartier.


Il aurait fallu commencer l’année sur une note plus positive, mais sans doute vaut-il mieux s’indigner déjà. Rien n’est fatal, à condition de ne pas laisser faire la fatalité.

Notre planète a donc fait un tour complet autour du Soleil, et c’est reparti pour un tour, comme on dit. L’état du monde n’est pas beau. L’a-t-il jamais été ? Le Liban n’est pas épargné, l’a-t-il jamais été? Mais ce n’est pas une raison pour emprunter la pente douce du moindre effort, du boukra qui ne vient jamais et de la fatalité à laquelle on a tendance à se rendre,...

commentaires (3)

Le Liban nouveau a toujours été annoncé avec fanfare par Alec Saint-Faireloup, philosophe visionnaire, un moment éditorialiste, lecteur sérieux de toutes les publications et autres commentaires. Rien n’échappe à son radar, cher Alec Saint-Faireloup, ses cours étaient bien suivis, son auditoire comme ses lecteurs étaient acquis à ses idées sur la société libanaise. Il faut d’urgence le lire pour comprendre ce qui nous arrive !

Nabil

18 h 09, le 06 janvier 2023

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Commentaires (3)

  • Le Liban nouveau a toujours été annoncé avec fanfare par Alec Saint-Faireloup, philosophe visionnaire, un moment éditorialiste, lecteur sérieux de toutes les publications et autres commentaires. Rien n’échappe à son radar, cher Alec Saint-Faireloup, ses cours étaient bien suivis, son auditoire comme ses lecteurs étaient acquis à ses idées sur la société libanaise. Il faut d’urgence le lire pour comprendre ce qui nous arrive !

    Nabil

    18 h 09, le 06 janvier 2023

  • Super description de l'état du liban: On a célébrer la mort des occupations de notre îlot avec tant d'ardeur et de pétarade qu'on a finit par faire sauter la baraque entière, estropier, aveugler et tuer des badauds innocents et chasser ceux qui restaient débout...

    Wlek Sanferlou

    21 h 51, le 05 janvier 2023

  • Quelle description avec menus détails d’un embarras de circulation ! Quelle est l’arrière-pensée d’une telle interrogation sur l’état des lieux d’un pays en crise devenu en Orient, "la Suisse du Moyen-Âge" ? Lisez bien ceci : en l’an de grâce 2023, dans un village martyrisé pendant la guerre, (Brih, pour ne pas le citer) des inconnus ont tagué les maisons de leurs paisibles voisins (pas de confessionnalisme, SVP, sinon …) par des têtes de morts, menace qui dit bien qu’ils ne sont plus chez eux, et qu'ils dégagent au moindre signe de tête ou de mitraillette. Que dit alors la presse bien-pensante de Beyrouth ? Elle préfère s’abstenir de commenter ce gravissime épisode qui "crève les yeux", par le biais, je vous cite du "moindre effort", (dernier Tisseron, page 18 …) Les proprios de ces maisons ont imploré la Vierge Marie, et leurs "inconnus voisins" leur ont rétorqué qu’ils préfèrent écouter un peu du rock’n roll libanais. Le silence pour quoi ? Pris par le déni, on préfère enfoncer la tête dans la boue puante des horreurs, non comme la bête autruche, mais à la manière des humains comme tout un chacun. Moralité : Mieux vaut sauver le zaïm pour conforter sa main mise sur le canton, que le vivre ensemble entre ses habitants.

    Nabil

    12 h 38, le 05 janvier 2023

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